Lena Situations, confidences sans filtre

Lena Situations, confidences sans filtre

Casse-tête du jour : où se retrouver pour une interview au calme quand seules les terrasses sont ouvertes et qu’il pleut des cordes, même au mois de mai ? Lena Situations avait juste donné rendez-vous dans une rue dont on taira le nom. L’influenceuse raconte toute « sa life » sur les réseaux à « sa fan base », mais, face à l’amour fou qu’elle suscite IRL [in real life], elle préfère garder son quartier secret. En quête d’une réservation, malgré tout, on tente un coup de fil dans un restaurant. À l’annonce du nom de l’invitée, le ton change. Le jeune serveur dit : « Bien sûr que je connais Lena ! » comme si c’était sa meilleure amie, et nous trouve illico une place VIP. C’est à ce genre de détails que l’on mesure à qui l’on a affaire : une fille de 23 ans qui « vlogue sa life » depuis quatre ans, selon les mots d’une fan de 16 ans. Chaque dimanche soir, à 20 h 50, elle poste une vidéo en forme de journal intime [un vlog]: « Comment j’ai pécho mon crush », « J’ai un date avec moi-même », « Mon père devine le prix de mes vêtements», « J’ai trouvé un appartement OMG »… L’influenceuse Lena Situations est la web star du moment, ou plutôt la KOL [Key Opinion Leader], selon l’expression des experts en marketing appâtés par ces nouveaux rois et reines du Web, capables de fédérer une communauté sur leur seul nom. À 23 ans, Lena Mahfouf compte près de 2 millions d’abonnés sur YouTube, 3 millions sur Instagram, 1 million sur Twitter, 1,7 million sur TikTok et des vidéos scorant à 6millions de vues. Sourire joyeux, regard malin sous les bouclettes, elle débarque en jeune fille bien élevée s’excusant de ses cinq petites minutes de retard. Avant de commander un Coca rouge (« Ma drogue »), elle s’étonne d’être reconnue malgré son masque et sa capuche (« Les gens travaillent tous au FBI, ou quoi ? »).

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« Beigbeder, qui m'a taillé un costard dans “Le Figaro”, m'a fait une com' de malade, grâce à lui, j'ai eu le “New York Times” »

« Faire la couv’ de ELLE, pour moi, c’est un truc de fou, je le piquais à ma mère qui était abonnée, je vais lui faire la surprise », se réjouit Lena Mahfouf devant une salade tomates-burrata hautement instagrammable. Son disque dur interne est programmé en mode joie de vivre et enthousiasme. Elle a pourtant commencé ses vidéos à 18 ans en galérienne, étudiante sans le sou, cumulant les petits boulots pour payer une école de mode et de marketing hors de prix. Elle a embarqué ses abonnés de New York à Los Angeles, sans rien cacher de l’envers du décor, portée par la niaque de ceux qui vivent enfin leur rêve. Depuis, elle a décidé une fois pour toutes de prendre la vie du bon côté… avec une bienveillance partageuse : « Pour le shooting de ELLE, je me suis d’abord demandé comment être la plus stylée possible. Mais je me suis revue plus jeune, écrasée de complexes devant les images de filles trop fraîches auxquelles je n’arrivais jamais à ressembler…» Passant « de l’autre côté du miroir », cette ambassadrice malgré elle de la génération Z [née après 1995] a voulu montrer une image plus décomplexante : « Moi au naturel, sans aucun artifice. Avec des cernes, une repousse de sourcils… Et puis d’autres photos plus glam, où l’on comprend tout le boulot fait pour y arriver.» Tout en pianotant de ses ongles beiges sur son iPhone, elle insiste : « Garder mes cheveux frisés, ce n’est pas un détail : ado, c’était ma pire honte. Je n’avais pas encore Rihanna ou Zendaya pour me dire : “Assume, ma fille !” » Il y aura finalement trois couvertures différentes du numéro que vous tenez entre les mains, mais l’anecdote raconte la manière dont Léna s’offre au monde, quelque part entre égocentrisme joyeux, naturel désarmant et altruisme inclusif. Ses fans l’ont vue en pyjama au réveil, en robe couture dans un grand hôtel, en maillot deux pièces ou en baggy, en crise d’angoisse dans sa cuisine ou émerveillée devant un robinet en or dans les toilettes du Ritz. Assez libre pour balancer « face cam » [et sans sponsor] : « Je reçois des crèmes à 300 balles, mais je préfère la Nivea ». Ils connaissent les jours où elle se trouve « cheume » [moche], son génie de la punchline et son autodérision. Ils boivent ses conseils résilients. Lena Situations, c’est Kylie Jenner + Matthieu Ricard. La fashion + le développement personnel. Son slogan ? +=+ : le positif attire le positif, et « Toujours plus », c’est le titre de son livre, moitié journal intime, moitié conseils aux ados. Cet hiver, il est devenu un phénomène qui a séché les libraires sur place, eux qui n’y croyaient pas : 400 000 exemplaires vendus. C’est plus qu’Emmanuel Carrère ou Joël Dicker, un hold-up sur le marché de l’édition et un bingo pour son éditeur (Robert Laffont). Frédéric Beigbeder, qui se définit « en diplodocus du nouveau monde », lui avait taillé un costard dans « Le Figaro », raillant « son inculture assumée » : « Entre l’être et le néant, Lena Situations privilégie plutôt la seconde option.» Commentaire placide de l’influenceuse : « Beigbeder m’a fait une com’ de malade, grâce à lui, j’ai eu le “New York Times”. » Elle assume son ambition sans limites et n’en revient pas qu’on puisse continuer à en faire le reproche aux filles: « S’il existe, mon prochain livre s’appellera “Encore plus”, et le suivant “Jamais moins”.»

Égérie de la dream team des influenceuses, elle est apparue en avril dans la liste des «moins de 30ans à suivre » du magazine « Forbes ». Courtisée par la terre entière, adoubée par la mode, la fille reste nature : « Je ne me la joue pas grosse resta américaine ». Le journaliste mode Loïc Prigent, qui a contribué à son entrée dans le cercle fashion en l’envoyant à un défilé Balmain ou en la filmant une journée à Venise [pour Miu Miu], vante le charme de «son écriture immersive façon sitcom ». Son authenticité de bonne copine, c’est ce que convoitent les marques, contrat à l’appui. C’est ainsi que Lena Mahfouf gagne sa vie. Combien ? « Assez pour avoir une vie sympa, pas assez pour m’acheter un appartement. » Contrairement à ses camarades, elle avance sans agent, sans équipe et sans filet. Ses vidéos sont faites maison, filmées et montées par ses soins. Indépendante et affûtée, mix post-moderne de spontanéité et de contrôle, elle débarque sur les shootings en métro ou en vélo électrique Lime, son portable à la main, filmant tout. C’est ainsi que sa vie devient un feuilleton du réel plus addictif encore que la télé-réalité. Jusqu’à quand pourra-t-elle tenir sans surjouer la candeur, l’émerveillement ? « Ma chance est d’avoir commencé vieille, à 18 ans », dit-elle sans rire, donnant au passage la mesure détraquée du temps sur Internet. « Plus tôt, je n’aurais pas pu gérer. Aujourd’hui, je suis chef de mon entreprise, j’ai une assistante employée à temps plein. Je ne vends pas un produit, mais ma personnalité, donc, je ne vais pas commencer à faire semblant. Là, j’ai 23 ans, et je me demande ce qu’on est censés faire à cet âge-là. J’ai pas envie d’être une adulte, c’est chiant, mais, d’un autre côté, c’est un peu stylé ! Je partage tout ça avec mes abonnés, qui grandissent en même temps que moi. Et je suis la vieille du groupe sur TikTok. Certains me vouvoient…»

« J'ai pas envie d'être une adulte, c'est chiant, mais, d'un autre côté, c'est un peu stylé »

Lena Situations, confidences sans filtre

Son évolution est scrutée à la loupe, et pas seulement par les publicitaires. Laurence Allard est sociologue des usages numériques, prof de fac [à Lille] et chercheuse [à l’Ircav-Paris III], fascinée par le succès de ceux qu’elle nomme les ego-entrepreneurs. « Lena Situations est un cas à part. Elle incarne un moment paradoxal de la célébrité, en rupture avec les modèles du passé : une manière d’être très ordinaire, mais qui suscite des désirs de vie extraordinaire. Même en Dior ou en Saint Laurent, elle a le talent d’aménager un geste, une grimace, une vanne, un contre-champ sur les coulisses. Vrai ou faux, elle performe le décalage avec un naturel déconcertant, ce qui la rend paradoxalement très bankable. Elle met en scène aussi la dimension laborieuse, la fatigue, les arrière-cuisines… Elle parvient à trivialiser toutes les situations, même les plus luxueuses. Elle a le savoir-faire et le savoir-être à la fois. » Même les politiques ne sont pas indifférents. Contactée cet hiver par Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement, pour évoquer les rigueurs du confinement auprès de la jeunesse, Lena Mahfouf a poliment décliné l’invitation : « Je ne suis plus étudiante, j’étais tout sauf légitime. » Prudente dans ses engagements, elle nous confie pourtant qu’elle votera « toujours pour la solidarité », ajoutant : « Jamais je ne me tirerai à Dubaï pour ne pas payer d’impôts. » Ses copains McFly & Carlito à l’Élysée ? « C’était génial et c’est un tournant. Mais eux ont la maturité pour le faire, moi pas. J’en suis au stade 1 de la politique. Pour l’instant, Dior, oui, Macron, non. »

Lena Situations a aussi le génie de mettre en scène sa bande [« Ma clique »] façon « Friends », la série culte de sa génération : Solène, l’amie d’enfance devenue une infirmière valeureuse, Cindy, son assistante et bonne copine, les youtubeurs Bilal Hassani ou Seb la Frite… Et puis Karim, le papa tendre et serviable. « Mon père est kabyle, sa mère est française. Ma mère vient d’une famille musulmane en Algérie, ils sont arrivés à Paris avant ma naissance», confie la jeune femme qui vit encore à deux pas de chez eux. «Ils sont complètement ouverts, pas religieux, pas du genre à faire des leçons de morale. Moi je suis franco-algérienne, je viens d’une famille rebeu, ni c’est un secret ni c’est un sujet.» Elle a beau être « une licorne de la génération Z », selon les termes du marketing, pas question de jouer sur la fibre identitaire. Si ses parents ont fui la guerre civile, ils n’en parlent jamais. Léna préfère donner des nouvelles plus fraîches: « Mon père a perdu son boulot de marionnettiste pour les enfants des écoles avec le confinement. Mais il vient de dessiner une BD [“Papa Situations”] pour expliquer mon travail aux adultes qui ne comprennent rien. » Ses parents sont divorcés. Sa mère était couturière, elle se bat contre la maladie. Version Lena, qui positive : « Elle est trop forte, ma maman. C’est une super-héroïne du cancer. »

Mais pourquoi ce nom bizarre, Lena Situations ? On pense au mouvement radical des années 1970, les « situationnistes », quelque part entre lutte politique, critique de la modernité et poésie surréaliste. On lui raconte comment Guy Debord avait prophétisé les ravages de « la société du spectacle » à coups de formules chocs: « Le spectacle s’est mélangé à toute la réalité, en l’irradiant »; « Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » La jeune fille ouvre de grands yeux : « Ça m’intéresse ! J’aimerais répondre un truc stylé sur Lena Situations, mais, la vérité, c’est que j’ai choisi un nom facile à taper sur Google et qui sonne pareil en anglais.» Avant de quitter le restaurant en courant sous une pluie battante, la jeune fille 2.0 vérifie un dernier détail: « Ça va, j’ai été bien dans le rôle de l’interviewée ? »

« Toujours plus, + = + » (éd. Robert Laffont).