Karl Lagerfeld : “Dès 5 ou 6 ans, j’avais décidé que j’allais finir comme dans les contes de fées, que j’allais devenir une légende…”

Karl Lagerfeld : “Dès 5 ou 6 ans, j’avais décidé que j’allais finir comme dans les contes de fées, que j’allais devenir une légende…”

StyleDans le GQ France n°30 d’août 2010, Frédéric Beigbeder interviewait Karl Lagerfeld pour essayer de percer le secret derrière un personnage médiatiquement omniprésent mais toujours aussi mystérieux. Une légende en somme.

Par Frédéric Beigbeder

KL : Allez, au travail !

GQ : Qu’est-ce qu’il y a au menu ?

KL : Du gros sel avec un peu de pain. C’est ce que mangent les pauvres, non ? Quand j’étais enfant, dans ma campagne lointaine, il y avait des concours de mangeurs de sel, mais moi je ne l’ai pas fait parce qu’il y en a qui sont morts. C’est très dangereux.

GQ : Je précise que nous sommes en train de manger des asperges. C’est le menu concocté par Karl pour ce déjeuner.

KL : Oui, j’ai un plan de bataille permanent. Ce n’est pas pour maigrir, mais pour vivre dans un état de non-pesanteur 24h/24, pour dormir sept heures sans me réveiller. C’est du luxe ça.

GQ : Oui, et sans somnifères.

KL : Non, quelle horreur ! Moi, je n’aime pas ça du tout. Même un Stilnox. La seule pilule que je prends, c’est le Doliprane, s’il faut, et du Sédatif PC quand je suis de mauvaise humeur. C’est un truc homéopathique qui rend indifférent. Moi, je suis sans arrêt de mauvaise humeur après moi-même, je ne suis jamais content.

GQ : Tu dis souvent que tu es le dictateur de ton corps. Tu n’as pas la tentation de soudain bouffer un paquet de Fingers ?

KL : Je ne sais pas si on m’a hypnotisé ou pas mais je suis « no tentation ». Je ne suis tenté que par ce qui me va, me convient. J’ai une voix intérieure, une espèce de gendarme intérieur.

GQ : Ça vient d’où ça ? De ta mère ?

KL : Ma mère disait qu’il ne fallait jamais posséder un vêtement qui autorisait un kilo de plus.

GQ : C’est une sorte d’exigence stoïcienne.

KL : Laissons les philosophes tranquilles. C’est beaucoup plus superficiel et de toute façon, c’est la superficie qu’on voit. Je suis auto-fasciste, mais…

GQ : Tu m’as rendu auto-fasciste. Je suis en total look Alain Gossuin. Ça te plaît ?

KL : Oui, sur toi ça va parce que tu es grand et élancé. C’est classique.

GQ : Mais toi, tu t’habilles toujours pareil ? C’était Dior avant, maintenant c’est quoi ?

KL : C’est toujours le cas… Ça, c’est un copain qui me l’a donné, c’est Lapo Elkann. Et je porte aussi des chemises faites pour moi par Hilditch & Key. Ils font toutes mes chemises depuis que j’ai 16 ans, ce qui veut dire depuis un siècle. Ils m’ont fait quelque chose comme trois cents modèles de chemises différentes. Avec le col montant, descendant. Mais je peux sortir des photos de moi d’il y a trente, quarante ans avec le même col. J’ai toujours adoré ça. Mes chaussures de Massaro en croco argent, grises, repeintes en argent entre les écailles. Un cadeau de Monsieur Massaro.

GQ : Donc tu es toujours très dandy. Ça te va comme définition ?

KL : Il y a deux images de dandys. Parce que les vrais dandys, le Beau Brummell et le comte d’Orsay, étaient des gens qui éliminaient les choses colorées, vives. Le régent, à la fin du XVIIIe siècle, qui était le protecteur du Beau Brummell, avait des diamants et des dentelles. Brummell n’avait pas l’argent pour faire ça, alors il s’est dit qu’il allait faire le contraire. Et il a dit qu’il était ringard avec ses dentelles et ses machins comme ça. Et c’est comme ça que le costume français a été inventé.

GQ : Et aussi parce qu’il n’aimait pas trop se laver et qu’il ne voulait pas que les taches se voient.

KL : Oui ça, c’était quand il était pauvre et ruiné. La beauté du tragique, c’est bien comme souvenir littéraire pour les gens, cent ans après. Sur le coup, je ne suis pas sûr que j’aimerais. En fait, la couleur de Brummell n’était pas le noir mais le bleu marine. Avec souvent des pantalons beiges très clairs. Après c’est devenu plus foncé. Le comte d’Orsay vivait à Londres et était le plus bel homme de son temps, il s’habillait en foncé. Et lui aussi n’avait pas les moyens de se coller des broderies, des machins comme ça.

GQ : Mais ton look a beaucoup évolué.

KL : Mais il n’y a pas de look.

GQ : On parle des vêtements et on ira en profondeur après.

KL : Surtout pas.

GQ : Mais les gens s’imaginent que tu es comme une sorte de logo noir et blanc comme sur ta bouteille de Coca Light. C’est vrai que tu as un style défini.

KL : La réflexion sur la caricature est plus lente que la réalité, c’est figé. J’ai une pièce chez moi remplie de caricatures de moi.

GQ : Mais ça t’amuse d’être devenu un logo, comme Andy Warhol à une époque ?

KL : Andy Warhol était fait pour le grand public, moi beaucoup moins. Parce qu’à l’époque, il n’y avait pas le téléphone portable avec lequel tu peux prendre une photo, ou tous ces trucs-là. C’était pas du tout pareil. Andy Warhol est un concept aujourd’hui, mais en fait quand il était à Paris, il était relativement tranquille. Ce n’était pas Victoria Beckham. Ça, c’est venu après.

GQ : On imagine toujours Karl en noir et blanc mais là, tu portes une chemise rose, une veste bleue à rayures. Les lunettes sont bleues comme Michou. Dans les années 70, tu étais barbu, avec une tronche de danseur de tango argentin.

KL : Oui, je n’aime rien de plus au monde que Carlos Gardel, c’est mon rap à moi, j’adore l’Argentine, le tango. Le côté brigand, ça vient de là. Dans les années 60, j’avais les cheveux jusque là.

GQ : Tu ne ressemblais pas à un Allemand en fait, tu ressemblais à un latino.

KL : Je ressemble à un Européen. On croit que tous les Allemands sont blonds. Moi, je suis né exotique là où j’étais. Si tu veux une description de mon enfance, l’ambiance rurale, les climats, eh bien c’est Le Ruban blanc.

GQ : Quel beau film. C’était aussi strict ?

KL : Non. Ma mère, c’était plutôt la châtelaine et moi le petit garçon qui n’était pas blond, et que les autres battaient. Mais l’ambiance, les maisons, les gens… Le film a été tourné à trente kilomètres de là où j’ai passé mon enfance. Et je peux te dire que ça n’avait pas changé. Les gens avaient les mêmes intérieurs, les mêmes tronches. Je l’ai d’ailleurs dit à Michael Haneke. Ce film est un chef-d’œuvre, j’ai mis trois jours à m’en remettre parce que j’ai eu l’impression de voir les pires gens de mon enfance. Je n’en souffrais pas beaucoup parce que moi je suis costaud. On ne me battait pas. Je haïssais les enfants. Je ne voulais être qu’avec les adultes, je ne parlais qu’aux élèves de classe terminale. C’est une assez jolie région, et en fait je n’ai pas de mauvais souvenirs personnels, mais les gens étaient horribles.

GQ : Tu étais fils unique ?

KL : Je suis un faux enfant unique, le dernier enfant du dernier mariage de mes parents, ils ne s’intéressaient qu’à moi. Je pouvais faire ce que je voulais à condition de ne pas faire de problème. Je parlais trois langues à 6 ans, donc ma mère savait vaguement que je n’étais pas totalement débile, elle disait : « Si tu redoubles, je m’en fous, la honte c’est pour toi, pas pour moi. »

GQ : Une fois tu m’as dit que ta mère est la cause de ton élocution, de ton débit rapide.

KL : Oui, parce qu’elle disait : « Écoute, tu as 6 ans, moi non. Fais un effort, sinon tais-toi. ». Elle me disait aussi : « Pour les conneries que tu dis, on ne peut pas prendre plus de temps. » Et elle se levait pour gagner la porte, donc il fallait que je finisse mon histoire. Mais je trouve qu’elle avait raison. Elle était la mère parfaite. En Allemagne, on était beaucoup attaqué par les pédophiles ! Moi je n’allais presque jamais seul dans la rue, comme aujourd’hui, mais pas pour les mêmes raisons. Je savais vaguement de quoi ça retournait, si j’ose dire, et je racontais tout à ma mère. Et alors elle me disait « C’est ta faute, tu ne t’es pas regardé ? »

GQ : Il ne fallait pas regarder les gens ?

KL : Non, mais la façon dont je parlais, le culot que j’avais enfant. Parce qu’aujourd’hui, je suis modeste et effacé, mais enfant j’avais un tel culot… En plus, dans un pays où tout le monde était vaguement blond, roux coiffé en brosse avec un petit pull tricoté par maman, moi j’étais en costard-cravate, dans un village. Et j’avais les cheveux très longs pour l’époque, j’étais d’une pâleur mortelle. Les gens demandaient : « Mais cet enfant a l’air malade. » Et j’avais les cheveux acajou, une couleur si étrange que ma mère m’appelait « vieille commode ». Elle voulait me faire teindre les cheveux en noir mais on lui a dit que c’était pas très bon pour les enfants. Elle disait aussi : « Il faut que je t’amène chez le tapissier, parce que tes narines sont trop grandes, il faut mettre des rideaux. »

GQ : Elle te maintenait les pieds sur terre.

KL : Oh là oui. Dès 5 ou 6 ans, j’avais décidé que j’allais finir comme dans les contes de fées, que j’allais devenir une légende…

GQ : Et ce projet a été accompli ?

KL : Si ça veut dire qu’on ne peut pas traverser la rue et marcher cinq cents mètres sans être agressé, alors oui. En fait, mon meilleur souvenir d’enfance, c’est le jour où elle m’emmène chez le dentiste et à l’époque, les dentistes à la campagne c’est quelque chose. Aujourd’hui, les vétérinaires, c’est soft à côté. Et en sortant de là, on tombe sur le pire prof de l’école communale. Alors monsieur dit : « Ah madame, je suis ravi de vous rencontrer, vous ne venez jamais nous voir. » Elle répond : « Pourquoi, mon fils est débile ? » Et il lui dit : « Je voudrais que vous demandiez à votre fils de se faire couper les cheveux. » Et ma mère s’approche de lui, prend sa cravate et lui jette à la gueule et dit avec ses grands yeux bleu marine : « Pourquoi, vous êtes encore nazi ? » Moi, je bavais d’admiration.

GQ : Je reviens à l’évolution de ton apparence. Il y a eu ce look magnifique de danseur argentin, et puis dans les années 80, le marquis poudré, XVIIIe siècle.

KL : Il y a eu encore entre la période Caracchini avec les costards italiens et après, les japonais, où j’avais grossi parce que je ne m’intéressais pas à la mode, je ne m’intéressais pas à moi, j’avais tellement de choses à faire…

GQ : C’est vrai que là, tu pesais combien ?

KL : I don’t remember !

GQ : You don’t want to remember !

KL : Mais pourquoi je m’encombrerais de trucs pareils. De façon plus élégante, je suis passé du 56 au 46.

GQ : Aujourd’hui, on peut dire que tu as un look de rock star internationale. Est-ce que c’était finalement ça l’aboutissement que tu cherchais ?

KL : Non, je n’ai pas cherché. L’autre jour, je vais chez Dior, je vois un ami très sérieux, qui se fait refaire une veste. Je lui dis : « Je ne veux pas te vexer mais il ne faut jamais essayer une veste. Tu dois rentrer dans le vêtement. Le vêtement ne doit pas t’aller à toi, c’est toi qui doit aller au vêtement. » Je n’achète jamais un truc qu’il faut retoucher. Chez Dior, ou même dans d’autres maisons, ils n’ont jamais changé ne serait-ce qu’un bouton pour moi. Je suis comme les bidets : Ideal Standard.

GQ : Et écrire sur tout ça, sur toi, tu y as songé ou tu y songeras un jour ?

KL : J’écris correctement en ¬français et en anglais. Beaucoup moins en allemand. Je n’ai presque jamais vécu en Allemagne, je parle très peu allemand.

GQ : Pourtant tu as un accent allemand.

KL : Non, mais quand je parle allemand, ils trouvent que j’ai un accent aussi. C’est ma manière bizarre de parler.

GQ : Des amis qui t’imitent à la perfection.

KL : Vincent Darré, entre autres. Édouard Baer ne l’a jamais fait devant moi mais je sais.

GQ : Et aussi Amira Casar.

KL : Oui, c’est un de ses classiques. C’est même plus connu que ses activités théâtrales. J’adore Amira. Mais elle a un passage un peu discret dans sa carrière, non ?

GQ : Raconte-moi tes journées. Tu te réveilles tôt ou tard ?

KL : Je suis quelqu’un de rongé en permanence par la mauvaise conscience, ce qui, d’ailleurs, rend les choses plus savoureuses, en disant : « Je devrais faire ça, ça et ça et je ne le fais pas. »

GQ : Tu as des milliards de choses à faire chaque jour, comment fais-tu pour trouver le temps de flâner, de vivre, de lire ?

KL : Mais je lis beaucoup. La moitié de mon lit n’est pas accessible à cause des livres. Sans ça, je ne vaux plus rien, je ne suis pas une machine. En général, j’aime avoir la matinée pour moi. C’est pour ça que je suis en retard pour déjeuner, je ne regarde pas l’heure. Je ne porte pas de montre. Je porte une grande chemise blanche jusqu’à terre…

GQ : Une chemise de nuit ? Ça alors !

KL : Oui, mais sublime.

GQ : Une sorte de djellaba ?

KL : Ce mot je ne l’aime pas. C’est plutôt comme des grandes chemises de grand-père. Très élégant, très long, le prix d’une robe de haute couture. Et ça me sert de blouse de travail, parce que comme je dessine avec des pastels c’est dégueulasse. D’ailleurs, la plupart du temps, je porte des chemises qui n’ont pas de manches parce qu’à midi, on est déjà sale. Je lis les journaux, je rêvasse si j’ai envie…

GQ : Là, j’ai vu Sébastien qui t’a rapporté des sacs entiers de magazines de chez Colette.

KL : C’est ce que je lis pendant le week-end.

GQ : Tu lis des magazines du monde entier. Personne n’y arrive. Tu feuillettes très très vite, tu photographies, tu retiens ?

KL : Je suis un très bon scanner. Je parle vite mais je lis vite aussi, en trois langues aussi.

GQ : Tu es une anomalie de la science, Karl !

KL : Je suis mon propre iPad. En plus, j’ai un autre problème, je ne regarde pas beaucoup de films et quasiment jamais la télévision. Je rentre chez moi même le vendredi soir, je reste seul quarante-huit heures et je suis enchanté.

GQ : Tel Oblomov, le héros de ce roman russe.

KL : En plus, je ne vois pas d’intellectuels ni rien. Comme je préfère l’aspect extérieur des gens, je ne vois pas les gens de ma génération, ça m’emmerde, je ne fais pas de mondanités. En fait, moi je vis très bien avec moi-même et les autres, s’ils sont heureux et contents, ça va.

GQ : Tu es une sorte d’ermite, un misanthrope ?

KL : Non, même pas. Je suis une personne qui a envie d’avoir du temps à soi pour s’informer, lire, connaître. Qu’est-ce que c’est cette façon obsessionnelle de vouloir toujours être collé à des gens ? La solitude, c’est le plus grand luxe.

GQ : Mais parce que toi tu as le choix. Si tu le décides, tu peux être très entouré.

KL : Évidemment, si tu es vieux, malade et pauvre, ça doit pas être drôle. Baptiste et Sébastien ne sont pas toujours avec moi, ils sont là quand j’ai un public. Et puis il y a le téléphone aussi et le fax. Moi, je suis très fax. Donc mon réseau, dans le monde entier, ça se fait par fax. Il y a des gens qui gardent un fax à cause de moi.

GQ : Est-ce que tu te définirais comme quelqu’un de seul au milieu d’une foule ?

KL : Non, pas du tout.

GQ : Tu choisis d’être seul mais on a l’impression que tu es toujours entouré d’une cour. Ou de personnes qui travaillent avec toi. Une ruche. Et soudain, tu disparais.

KL : Je ne disparais pas. Mais il y a un décalage de génération, je tiens à ce que tous ces jeunes gens aient leur propre vie. Je ne veux pas qu’on devienne un satellite dans ma vie. Je ne veux pas qu’ils soient disponibles à mes caprices, que qui que ce soit dépende de moi moralement et matériellement bien sûr. C’est ça le problème.

GQ : Moi, je suis une personne âgée, j’ai 44 ans, et je m’entoure aussi de gens de 20 ans.

KL : Tu as raison. Mais c’est contagieux, c’est mauvais ça.

GQ : C’est le secret de ton éternelle jouvence ?

KL : Je me suis fâché avec presque tous les gens qui vivent encore et ceux qui m’ont connu depuis toujours m’ennuient à mourir, ils parlent du bon vieux temps. Moi, je ne me plains pas. Si tu fais une consommation principale d’histoires de maladies de gens qu’on connaît, non, non, non… Allez chez le médecin mais ne me racontez pas ça.

GQ : Les vieux sont geignards ?

KL : Oui, parce qu’ils pensent que c’était mieux avant. Peut-être que pour eux c’était le cas, mais pas pour moi. C’était OK mais c’est plus que OK maintenant. En plus, le passé embellit, le quotidien a toujours été chiant. Il faut avoir une mentalité. Toi aussi, tu as une mentalité qui fait que tu n’es pas dépassé. On est pas là comme les petits grands-pères qu’on sort. Il faut être au courant des mêmes choses qu’eux, il ne faut pas avoir du mépris pour un manque de culture. Parce que la vie est différente et moi, ça me va très bien. Moi, les autres me vont parce que je me vais très bien moi-même. C’est horrible ce que je dis.

GQ : En revanche, je n’ai pas ton hygiène de vie. Comment tu fais pour résister à l’-autodestruction ?

KL : J’ai un instinct de préservation, de conservation surdimensionné. Pour d’autres, c’est leur ego. Je ne trouve la vie amusante que si la machine tourne bien. Le jour où elle tournerait moins bien, je ne suis pas sûr que ça m’intéresserait longtemps. Je ne suis pas tenté, Saint Antoine ce n’est pas moi.

GQ : Mais la tentation c’est inhérent à notre humanité, qui n’est que désir…

KL : Oui, mais moi, mon rapport avec l’humanité, c’est ce que faisait Rostand et les insectes. Je regarde.

GQ : Tu es voyeur en fait.

KL : Dans un sens, oui.

GQ : Tu peux t’entourer de drogués, par exemple, mais sans te droguer toi-même.

KL : J’adore. Les pisse-vinaigres comme moi, j’ai horreur de ça. Mais je sais compenser par une façon de parler, des méchancetés, etc.

GQ : Tu arrives à t’intégrer au milieu des noctambules, quoi.

KL : Pour moi, il n’y a plus de milieu.

GQ : Quand tu es au VIP Room, ça t’amuse de les voir dans des états seconds ?

KL : Ça me paraît naturel. Ce serait chiant s’ils étaient comme moi. Sinon on reste chez soi. Moi je ne fais pas de soirée intellectuelle, je veux bien être renseigné comme un vieux savant mais c’est pour mon aisance personnelle, c’est pas pour en faire des discussions. J’ai horreur des intellectuels, surtout s’ils sont pas très bien habillés. Regardez les photos de gens comme Bergson, et tout : impec’. Aujourd’hui, ce sont tous des souillons.

GQ : C’est vrai, il y a beaucoup de laisser-aller. Ça vient peut-être de Jean-Paul Sartre.

Karl Lagerfeld : “Dès 5 ou 6 ans, j’avais décidé que j’allais finir comme dans les contes de fées, que j’allais devenir une légende…”

KL : Le cerveau ne permettrait pas de ¬s’occuper de l’extérieur. Je ne suis pas du tout d’accord avec ça.

GQ : Oscar Wilde l’a souvent dit. Il est possible d’être un intellectuel et présentable.

KL : Mais aujourd’hui, ça va avec le politiquement correct. Mai 68 a quand même donné un coup fatal aux teintureries.

GQ : Je me demande quelle est la zone interdite de ta vie…

KL : Il n’y en a pas.

GQ : Tu ne triches pas sur ton âge comme certaines comédiennes ? (Selon les sources, il serait né en 1933 ou 1938, ndlr)

KL : Elles ont raison de le faire parce que les gens sont des goujats. Au contraire, moi j’ai un âge et je voudrais plutôt me vieillir parce que ce serait encore plus étonnant. Je suis là depuis tellement longtemps que les gens de la préhistoire ne peuvent pas rivaliser.

GQ : Je reviens sur cette histoire de solitude parce que ça m’intrigue. Tu dis que plus tu es seul, plus tu es heureux ?

KL : C’est plus étude que solitude.

GQ : Solitaire ?

KL : Moi j’adore les solitaires, j’adore les diamants, je n’en suis pas un. Ou alors un diamant noirci peut-être.

GQ : Moi, j’ai besoin d’être amoureux. Parle-moi d’amour.

KL : Ça te passera aussi avec le temps. Tu n’as que 44 ans. Après, ça va être moins drôle parce que la promiscuité s’installe avec l’âge.

GQ : Moi, je ne veux pas vivre avec la personne que j’aime. Tu n’es pas amoureux ?

KL : Il y a un temps pour tout. Et puis il y a toutes sortes d’amours et là on ne va pas analyser ça.

GQ : Je dis ça parce qu’il y avait un article très drôle dans le magazine Surface où tu parlais des escorts boys et tu disais que tu n’étais pas contre.

KL : Je ne suis contre rien. Et puis, tous les articles sur moi ne sont pas forcément écrits par moi-même.

GQ : Tu dis qu’aujourd’hui les riches vivent comme ça. On appelle des escort boys, ils viennent, c’est très joyeux, et ils s’en vont après. Il n’y pas de problème de sentiments, de souffrances.

KL : C’est une très bonne méthode. Sans tomber dans la confession, la méthode te paraît comment ?

GQ : Ça me paraît une manière de dissocier le sexe et les sentiments.

KL : C’est ma méthode principale. Ça l’a toujours été et c’est une très bonne méthode. Les culs s’usent, l’affection non. Le degré d’affection et d’amitié varie avec chaque personne et les circonstances. Le sexe c’est très bien, OK, c’est une activité sportive.

GQ : Je suis tout à fait d’accord mais on peut s’attacher quelques fois.

KL : Oui, d’accord, et après on fait une famille. Moi, si j’étais une femme, ¬j’aurais des enfants, mais je ne suis pas une femme donc c’est raté.

GQ : Est-ce que tu regrettes de ne pas avoir d’enfants ?

KL : Non ! Ah non ! Qui a dit : « Le meilleur moment dans la vie d’un homme c’est quand il découvre que son fils est nul. » Il ne serait pas à la hauteur de ce que j’aurais souhaité. Moi, j’avais une sœur, ma mère ne la trouvait pas à la hauteur et elle ne s’en est jamais occupée. Et mon père aussi avait une fille d’un autre mariage et il ne s’en est jamais occupé parce qu’il la trouvait décevante.

GQ : Tu parles souvent de ta mère, peut-être que tu as envie aussi de transmettre.

KL : Oui, mais moi j’étais l’enfant idéal.

GQ : Donc ce n’est pas un regret que tu as.

KL : J’ai quelques remords, mais des regrets, non. Déjà enfant, j’ai toujours su que je ne voulais pas de famille. Je trouvais que c’était un boulet. Je suis tellement égoïste, j’aime tellement être maître de mon temps. Je vis dans une espèce d’ambiance plaisante avec moi-même. Les gens qui disent qu’ils s’emmerdent sont en général très très emmerdants eux-mêmes. Parce que comment, avec tout ce qu’il y a à voir, à faire, à connaître, à lire, on peut s’embêter ? Ça veut dire qu’on est un débile.

GQ : Mais tu pourrais avoir envie de transmettre quelque chose… Tu le transmets autrement ?

KL : Je ne transmets rien du tout.

GQ : Par ton travail, tes défilés…

KL : Ça ne sert à rien. Je n’ai rien à transmettre, je suis entièrement bidon.

GQ : D’ailleurs, tu as dit que les meilleurs acteurs étaient les acteurs de X et que le porno était l’art suprême pour les acteurs.

KL : Moi j’ai horreur de ça, mais comme je ne mange pas de viande c’est pas grave. Mais j’admire. Faire semblant de faux sentiments c’est plus facile que d’y aller au premier degré comme ces gens.

GQ : Tu ne peux pas résister au plaisir d’un bon mot.

KL : Oscar Wilde, comme tu l’as cité avant, disait : « La meilleure façon de résister à une tentation c’est d’y céder. » Comme je ne suis plus tenté par la bouffe, je peux céder à d’autres tentations.

GQ : Moi, je t’imagine pudique mais peut-être que ce que tu aimes, c’est t’entourer de gens très beaux. Comme Andy Warhol avec des gens très beaux qui partouzent sur ton lit.

KL : Non, jamais. Je suis puritain au dernier degré. En ce qui me concerne, Andy, je l’ai très bien connu. J’ai même joué dans un film de lui que tu n’as pas vu, j’espère.

GQ : Malheureusement, mais je vais me le procurer très vite.

KL : Très difficile à trouver parce qu’il n’en reste que deux copies. Mais il y a un extrait sur Internet. (Il faut googler « Karl Lagerfeld and Donna Jordan make out in Andy Warhol’s L’ Amour 1970, ndlr) On ne pense pas que cette créature chevelue en débardeur c’est moi.

GQ : C’est un film à caractère érotique ?

KL : Oui. Glissant, dérapant. C’était le truc à faire pour moi à l’époque. Mais le film est mal fait…

GQ : Avec Joe Dallessandro et tout ça ?

KL : Oui. Il n’était pas drôle celui-là. Court sur pattes, un teckel ! Des fois, les gens trapus peuvent être plus sexy que les ¬filiformes. Ça dépend des images d’¬élégance et d’érotisme un étage plus bas.

GQ : Tu cours des risques intéressants.

KL : « No risk, no fun », comme disait le baron de Paris. C’est le titre des mémoires du baron de Paris. Qu’est-ce que je risque ?

GQ : De te normaliser, de perdre ton aura.

KL : De l’aura, il y en aura.

GQ : Est-ce que des gens autour de toi te disent : « Non, tu ne devrais pas faire ça, c’est risqué… »

KL : Je n’ai pas de directeur d’image. Ce que je dis, c’est moi qui l’invente. Certains de mes collègues, ils demandent les questions et on leur écrit les interviews, moi je sais répondre à tout.

GQ : Quel est ton rapport avec les passants qui te reconnaissent dans la rue ?

KL : Je suis aimable car c’est le meilleur moyen de s’en débarrasser plus vite. Il faut faire vite et être souriant.

GQ : Un jour, je crois, tu sors de l’hôtel Pozzo di Borgo, rue de l’Université…

KL : Qui a été vendu à un Noir, ce que je trouve génial quand on pense que le vieux duc était Croix de Fer et qu’il était en prison tellement il était de droite, avant la guerre, et tout. Et maintenant, c’est devenu une colonie africaine. L’hôtel Pozzo di Bongo ! S’ils peuvent acheter des résidences à 80 millions, les subventions sont de retour.

GQ : Une fois aussi, tu es sorti sans ton apparence habituelle…

KL : C’était ici, pour aller à American Art, mon encadreur, le meilleur de Paris, en bas de la rue Bonaparte. Et au coin de la rue, un mec me dit « Alors, on se déguise ? ». J’étais habillé avec un imper, qui n’était pas à moi, et un bonnet. Ça a duré trois secondes et je suis retourné, j’ai enlevé cette merde.

GQ : Est-ce qu’il y a des sujets qui te fâchent ?

KL : Ça dépend comment c’est posé.

GQ : Moi, j’ai remarqué que dès qu’on prononce le nom d’Yves Saint Laurent, ça t’énerve.

KL : Oui, je me souviens. Mais il y en a marre, il ne lisait pas. Un jour il m’a dit : « F-rançoise Sagan m’a coché les meilleurs passages dans Proust. »

GQ : Françoise Sagan a pris son pseudonyme chez lui. Sagan est un personnage dans Proust.

KL : Oui mais Françoise Sagan, elle, a existé. Le château de Sagan a appartenu à la duchesse de Dino qui était une des trois filles de la duchesse de Courlande. Elle qui pendant le congrès de Vienne, quand les pantalons changeaient, a dit : « C’est horrible cette mode, on ne sait plus ce que pensent les hommes. »

GQ : Ça fait penser à la phrase de Mae West : « Are you carrying a gun or are you just happy to see me ? »

KL : Un jour, elle portait une robe de mousseline, il fait beau, elle s’allonge sur une pelouse, une vache passe sur elle et elle dit : « Chacun son tour, messieurs. »

GQ : Les lunettes noires, c’est parce que tu n’aimes pas tes yeux comme Polnareff ?

KL : Non, il y a plein de photos de moi avec mes yeux qui sont tout à fait correctes. D’abord, c’est une politesse. Les verres teintés embellissent tout le monde. Donc je ne vais pas me priver de rendre le monde de mon entourage plus joli en enlevant des lunettes dans une lumière sordide. Deuxièmement, je suis un peu myope. Je me suis fait enlever la myopie et je me la suis fait remettre.

GQ : Non ?

KL : Parce que quand on n’est pas myope, on devient presbyte et ça, j’aime pas. Et quand on est myope, les dix premières minutes après avoir enlevé les lunettes, on a l’air d’un chien de la SPA qui voudrait se faire adopter à la fourrière. Ça, c’est pas mon look.

GQ : Je t’ai déjà vu avoir des moments de recul à des soirées où les gens se jettent sur toi pour t’embrasser.

KL : En général ce sont des personnes dont l’haleine n’est pas impec’. Je pourrais donner une liste de noms que la gentillesse m’empêche de donner.

GQ : Je change de sujet. Tu viens d’être décoré…

KL : Je suis très flatté dans l’absolu qu’on me fasse commandeur de la Légion d’honneur mais je n’ai jamais voulu aucune décoration. C’est pour ça qu’on me fait commandeur tout de suite, parce que je ne mérite rien, je n’ai aucun mérite. J’ai toujours travaillé pour ma propre chapelle.

GQ : Oui, mais tu as fait du bien à la France…

KL : Mais je ne suis pas Français moi. Je suis assez bien intégré, mon français est correct.

GQ : On peut dire que tu es une preuve que l’immigration fonctionne dans notre pays.

KL : Oui, c’est ça. Mais je n’ai pas la sécurité sociale.

GQ : Justement, à propos il y a une réforme des retraites en France…

KL : Oui, mais ça ne concerne pas les politiques qui en parlent. Ils peuvent avoir 100 ans, eux.

GQ : J’ai une question un peu désagréable, je suis désolé : est-ce que tu veux mourir sur scène comme Dalida ou Molière ?

KL : Chanel est morte en faisant une collection à 89 ans, alors pourquoi pas ? Si tout d’un coup, je ressens que je n’ai plus ce qu’il faut pour le métier, ou que ça m’emmerde, je serai le premierà organiser ma succession dans les maisons. Parce que toutes les affaires auxquelles je suis associé, je n’ai pas du tout envie qu’elles tombent. Mais il y a des métiers où je trouve ça courageux de travailler pendant quarante ans.

GQ : Les Français adorent l’idée de la retraite.

KL : C’est ridicule de généraliser. D’abord, ça devrait être à la carte. Si tu as envie de continuer, tu continues. Mais il y a des métiers où à un moment ça devient dangereux aussi parce que c’est un truc physique. Et puis il y a quand même des métiers tellement assommants que faire quarante ans de suite les mêmes gestes, ça suffit.

GQ : Mais tu as une activité frénétique…

KL : Mais non, ce n’est pas fatigant, je dors sept heures donc où est la fatigue ? L’autre jour, on m’a parlé de ma fatigue nerveuse. Moi, j’ai sommeil, je dors bien. La fatigue nerveuse, je ne sais pas ce que c’est et je vous demande de ne pas analyser parce que ce mot ne fait pas partie de mon langage. C’est quoi la fatigue nerveuse ? Je suis hystérique ou quoi ?

GQ : Tu es dans un métier de création, tu as affaire à beaucoup d’angoisses…

KL : Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu as lu trop d’articles sur Saint Laurent. Tout ce qu’on écrit sur Saint Laurent n’a aucun rapport avec la réalité. C’est sûr, il a fait la même collection pendant vingt ans, alors je comprends qu’à la fin il était angoissé.

GQ : Mais les artistes sont des gens… Proust le dit…

KL : Mais je ne suis pas un artiste moi. Je ne suis pas Proust.

GQ : Tu n’es pas un artiste ?

KL : Non. Je suis un dilettante.

GQ : Fausse modestie. Faire tout ce que tu fais, c’est artistique.

KL : C’est très prétentieux. Chanel, Balenciaga, ils n’ont jamais dit qu’ils étaient des artistes. Marc Newson, qui est un génie dans le design, il dit qu’il est artisan. Zaha Hadid et Tadao Ando, ils disent qu’ils sont architectes. Peut-être que les autres le disent mais moi je te jure que je ne me colle par l’étiquette « artiste ».

GQ : Mais tu fais de la photo, tu es éditeur, libraire, cinéaste… Tu es même DJ. Rien de tout ça n’est de l’art ?

KL : Non. Ce sont les caprices d’une personne gâtée qui a la chance de pouvoir faire tout ça dans des conditions correctes sans être amateur, qui a des facilités pour faire ça puisqu’il le fait à 100 % à chaque fois. Je travaille pour passer la vie agréablement.

GQ : Et celles des autres, aussi ?

KL : Je ne tiens pas du tout à ce que les gens autour de moi aient une vie désagréable. Au contraire ! Ma devise dans la vie c’est que je veux que tout le monde soit heureux, moi y compris. J’ai zéro ambition. Mon ambition se limite à ce dont j’ai envie pour moi.

GQ : Tout à l’heure, tu as dis : « Bon, si un jour ma flamme s’éteint, il faudra que je trouve quelqu’un pour me succéder. » Donc je vais te proposer des noms.

KL : Je t’arrête tout de suite avant que tu commences ton petit discours, il faut d’abord savoir qui sera bon quand la coupure de gaz se fera et que la flamme s’éteindra. Parce qu’il y en a plein qui sont bons aujourd’hui et qui seront peut-être usés parce qu’il n’y en a pas tant que ça qui sont inusables comme moi, je m’excuse.

GQ : Tu en as encore sous le pied, c’est ça que tu veux dire.

KL : Oui, oui. Sous la pédale exactement !

GQ : Mais en fait tu es un moine. Je pense sincèrement que tu es une sorte de moine.

KL : La foi en moins.

GQ : Tu ne crois pas en Dieu ?

KL : Non. Si, en Dieu oui, mais ce n’est pas lié à une religion. Avant que toutes les religions existent, il y a des milliards d’êtres sur la terre qui sont morts sans ces préoccupations métaphysiques et religieuses. Après, il y a eu des religions différentes, mais pourquoi ceux de cette religion-là sont damnés et pas ceux-là ? Non. J’admire les gens qui ont la foi, c’est un grand réconfort, c’est vraisemblablement très bien mais j’en suis privé et je me suis fait à cette idée. Quand on ouvre un journal et qu’on voit les horreurs sur l’Église catholique, on comprend que c’est une honte parce qu’il y a des gens qui y croient.

GQ : L’Église c’est une chose, mais là je te parle de Dieu. Est-ce que tu n’as pas le sentiment qu’il te manque quelque chose, un sens, une sorte de beauté supérieure ?

KL : Moi, ma religion, c’est la mythologie grecque. La philosophe Simone Weil a dit que quand elle est devenue catholique, elle s’est fait incendier pour ça et elle a dit que le truc du Christ, ça venait tout droit de Prométhée.

GQ : Ma dernière question est très profonde : est-ce que tu te souviens de ce que tu as répondu à Tom Ford quand il t’a demandé : « Karl, es-tu heureux ? »

KL : Je lui ai dit : « Je ne suis pas si ambitieux. » Parce que les gens pensent que c’est un dû d’être heureux, ça veut dire quoi ? Le bonheur, ça, ce n’est pas un dû, ça se travaille et ça demande quelques efforts.