Antoine Crozat (1655-1738)

Antoine Crozat (1655-1738)

Connaissez-vous le point commun entre la Louisiane, l’hôtel Ritz, le palais de l’Elysée, le Canal de Picardie et le musée de l’Ermitage ? Un homme et ses millions : Antoine Crozat (1655-1738). Il y a pourtant fort à parier qu’à moins d’être un féru de mobilier ancien ou un expert de la finance du XVIIe siècle (voire les deux), l’honorable lecteur de cet article ignore ce nom.

Il faut dire que notre héros n’a rien pour séduire. Amateur de détournements de fonds et de trafics illicites, négrier, dur avec les faibles – il donne aux nécessiteux que le roi lui demande de secourir une nourriture dont même les chiens ne voudraient pas – et mielleux devant les puissants, il endosse avec une éclatante réussite le rôle de parvenu.

Des détournements de fonds… presque institutionnels

Rien ne prédestinait pourtant Antoine Crozat à un tel succès. Ses contemporains se sont répandus à loisir sur la bassesse de ses origines, l’accusant d’être le fils tantôt d’un bedeau, tantôt d’un cocher. La réalité est plus complexe. Certes, sans doute le grand-père de Crozat, un modeste marchand de chaussettes d’Albi, ne s’attendait-il pas à voir sa descendance s’agréger à la meilleure noblesse du royaume.

Mais on se tromperait en faisant de l’ascension de ce Toulousain une aberration. Le père de notre héros, lui aussi prénommé Antoine, parvient en quelques années à devenir l’un des marchands les plus prospères de Toulouse. Soucieux d’établir son fils, il l’initie très tôt aux mystères de ses opérations financières.

En 1672, à seize ans à peine, Antoine II est déjà désigné comme « banquier ». L’apprentissage se poursuit à Paris auprès de l’un des hommes les plus puissants d’alors, Pierre-Louis Reich de Pennautier. Trésorier général de la Bourse des États du Languedoc et receveur général du Clergé de France, ce proche de Colbert gère les flux financiers les plus considérables du royaume.

Dans l’ombre de son Pygmalion, Crozat découvre le maniement de l’argent et des hommes ; les intrigues, les secrets d’alcôve, les luttes de pouvoir, les conflits larvés et ceux qui éclatent au grand jour. À coup d’audace et d’intrigues, l’apprenti gravit les échelons, jusqu’à évincer le bras droit de Pennautier.

En 1689, l’ambitieux décide de quitter son mentor pour devenir Receveur général de la généralité de Bordeaux. À 34 ans, le voici dans la cour des grands. La charge fait de lui l’un des plus considérables argentiers du royaume.

Incapable de mettre en place une administration fiscale efficace, l’État a dû privatiser la perception des impôts auprès des receveurs (taille, taillon…) et des fermiers généraux (gabelle…). Chaque année où il est d’office, le Toulousain signe donc un contrat avec le pouvoir par lequel il s’engage à lui fournir une somme convenue, qu’il se charge ensuite de récupérer.

Antoine Crozat (1655-1738)

L’office est risqué car la ruine menace sans cesse le financier, mais éminemment rentable pour qui sait s’y prendre. Car, bien que cela soit rigoureusement interdit, Crozat et ses comparses peuvent placer ces tonnes d’espèces sonnantes et trébuchantes à court terme et avec discrétion dans des investissements à fort profit, tout en retardant au maximum l’échéance du paiement final. Paradoxe suprême, ces investissements éminemment lucratifs ne sont souvent rien d’autre que… des placements d’État, les affaires extraordinaires.

Le système est véreux, chacun le sait, mais personne ne souhaite le dénoncer. Tout en se moquant des manieurs de deniers publics, les grands, jusque dans l’entourage du roi, prêtent leur argent aux financiers contre de juteux intérêts, en passant comme il se doit par des prête-noms (Crozat recourt notamment à un docteur en théologie de la Sorbonne).

La création de sociétés écran (avec la complicité du pouvoir)

Année après année, la fortune de Crozat s’accroît. Son influence aussi. Il attire l’attention de ministres, participe au financement de la guerre de la ligue d’Augsbourg et fournit de précieux secours aux personnages de la cour.

En 1698, il fait partie des fondateurs de la Compagnie Royale de la mer du Sud. Officiellement, la société est chargée de découvrir les îles désertes et autres terres oubliées « depuis le détroit de Magellan jusqu’au Chili».

Le but réel est tout autre. Avec l’appui du pouvoir, Crozat et ses associés entendent en effet se servir de leur privilège pour se livrer à l’interlope, ce commerce de contrebande consistant à vendre divers produits dans les territoires espagnols pour en tirer force argent. Mécanisme simple, mais rigoureusement interdit par Madrid, qui réserve à ses concitoyens le trafic avec ses colonies.

À l’approche des grandes villes américaines, les navires français invoquent de pressants besoins de réparations pour entrer dans les ports. On achète alors le silence des gardes pour écouler une partie des cales chargées de toiles, de draps, de brocarts, d’étain, de quincailleries et dentelles avant de répéter l’opération à l’escale suivante.

Si l’État français se félicite de ce stratagème, Crozat, lui, se frotte plus encore les mains. Car les millions qui débarquent dans les ports français au retour de ses navires ne gagnent pas tous les coffres royaux. En cachette, le financier spécule sur la monnaie, en écoulant au marché noir une partie du magot.

Une fortune à l'ombre de la dette négrière

Un mois tout juste après s’être engagé dans la Compagnie de la mer du Sud, Crozat signe l’acte fondateur de la Compagnie de Saint-Domingue en vue de développer sur l’île la culture de la canne à sucre. Là encore, il s’agit d’un objectif avoué.

De l’aveu même des intéressés, le but véritable de la compagnie est de se livrer là aussi au commerce interlope avec Cuba et le Mexique, en particulier livrer à la traite furtive, c’est-à-dire au trafic clandestin d’esclaves. Le financier n’en est encore qu’à ses débuts dans la traite négrière. La montée sur le trône d’Espagne d’un petit-fils de Louis XIV, en 1700, lui permet d’obtenir l’Asiento, c’est-à-dire le monopole de la fourniture en esclaves de l’ensemble des colonies espagnoles, soit 48 000 « pièces d’Inde» en dix ans.

Naturellement, Crozat est au courant des atrocités du commerce : lui-même table avec ses associés sur une mortalité atteignant jusqu’à 40 %. Mais l’affaire est légale et constitue une manne considérable. Car, paradoxalement, la traite négrière est pour lui un paravent et les esclaves une marchandise d’appel. La vente d’être humains n’est pas profitable en tant que telle : Crozat entendait surtout profiter de cette porte d’entrée légale vers les ports espagnols pour y pratiquer le commerce interlope à une échelle jamais atteinte.

L'homme le plus puissant de France… et d'Amérique

En 1712, Louis XIV, empêtré dans la guerre de succession d’Espagne et incapable de subvenir aux besoins de ses colonies, confie au financier le monopole commercial sur la Louisiane, alors grande comme la France. On entretient Crozat des fabuleuses richesses du territoire pour l’inciter à y engloutir sa fortune.

À la mort de Louis XIV, en 1715, Crozat peut se croire l’homme le plus puissant de France. On estime alors sa fortune à 20 millions de livres, c’est-à-dire l’équivalent d’une trentaine de duchés, ou le salaire de plus de 200 000 manouvriers. Certes, la fin de la guerre de Succession d’Espagne a scellé le sort de la compagnie de l’Asiento, passée sous contrôle anglais. Mais après tout, le reste de ses affaires prospère et il bénéficie du soutien du nouveau maître du royaume, Philippe d’Orléans. Princes, maréchaux, membres des conseils, maîtresses en vue et à venir savent que sa bourse leur est ouverte.

L’état de grâce, cependant, durera peu. Sortie exsangue d’une décennie de conflit, la France est au bord de la faillite. Les conseillers du Régent suggèrent de prendre l’argent là où il se trouve, c’est-à-dire chez Crozat et ses comparses. Le 12 mars 1716 est instaurée une chambre de Justice. Le 28 novembre, Crozat est fixé sur son sort : le voici condamné à une taxe colossale de 6 600 000 livres, soit la plus lourde jamais prononcée. Grâces à diverses intrigues – et notamment la rétrocession de la Louisiane, le financier parvient néanmoins à sauver une partie de sa fortune.

Après avoir triomphé de son nouveau rival, John Law, en participant semble-t-il activement à l’échec de son Système, Crozat consacre les dernières années de sa vie à l’établissement de sa famille. Il marie ses fils aux plus prestigieuses familles de France, construit le canal de Picardie auquel il donnera un temps son nom… et tente de mettre la main sur l’actuel palais de l’Élysée, bâti par son gendre avec ses deniers. En 1738, à 83 ans, Crozat rend son dernier soupir en son hôtel de la place Vendôme, l’actuel Ritz. Son nom tombera peu après dans l’oubli.


Épisode suivant Lettre ouverte à Louis XIVVoir la version intégralePublié ou mis à jour le : 2021-06-04 15:57:23J'adhère aux amis d'Herodote.netSeulement 20€/an!