La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a organisé son premier colloque, le 17 novembre, et publié les résultats d’un appel à témoignages lancé en septembre dernier auprès des victimes d’inceste. En seulement deux mois, 6200 personnes ont ainsi répondu au questionnaire de l'institution créée par Emmanuel Macron le 23 janvier 2021. Premier résultat : 100% des victimes considèrent que la société ne protège pas assez les enfants. Et pour cause, le sujet est encore tabou. Etouffé dans le silence.
Ce silence est justement celui que s'évertue à briser la journaliste Charlotte Pudlowski depuis qu'elle a découvert qu'il régnait au sein même de sa famille. Elle a publié en septembre Ou peut-être une nuit (1), un livre adapté de son podcast éponyme, sorti un an plus tôt, qui lui a valu d’être récompensée du prix Philippe Chaffanjon du reportage français, puis du prix CB News du meilleur podcast 2021. La cofondatrice du studio Louie Media est partie à la rencontre de victimes d’inceste, à commencer par sa mère. C’est d’ailleurs à elle, ainsi qu’à sa sœur, qu’elle a dédicacé son ouvrage. Rencontre avec une voix claire et forte.
À lire aussi » "Et si on se parlait ?", le podcast d’Andréa Bescond pour parler consentement, sexe et corps avec les enfants
Madame Figaro.- Pourquoi avoir choisi d’adapter le podcast en livre ?Charlotte Pudlowski. - Au début, quand j’ai envisagé de raconter l’histoire de ma mère, je voulais le faire à travers un livre. Et puis j’ai cofondé le studio Louie Media, alors je l’ai fait sous forme de podcast. Cela avait aussi du sens de faire entendre cette histoire de silence et de non-dits avec des voix… et des silences. Mais raconter cela dans un livre, cela revenait à utiliser le média du secret avec ce qu’il y a de plus tabou et indicible. La transgression du silence y est plus grande car c’est un objet tangible dans lequel le récit existe, se matérialise. On peut le partager, voir les mots, les prendre en photos. Il fallait que je m’affranchisse des interdits autour du sujet de l’inceste, et le podcast a permis d’aller par étapes vers la sortie du silence. Le livre en est l’aboutissement.
Si la trame du livre est bien la même que celle du podcast, il n’est pas une réplique exacte de l’audio. Entre-temps la situation a évolué...L’enjeu était d’intégrer au livre ce qui s’était passé en un an, depuis la sortie du podcast, notamment la sortie du livre de Camille Kouchner, La Familia Grande, mais aussi les transformations juridiques et le mouvement nationale de réflexion et de débats sur l’inceste qui a émergé dans notre société. La personne que j’étais lors de la création du podcast était différente aussi de celle que j’étais lors de l’écriture de Ou peut-être une nuit. La sortie du podcast a provoqué chez moi un immense chavirement intellectuel mais aussi psychologique. Je n’étais plus le même «je». J’ai donc essayé de coudre tout cela à la trame du podcast.
À lire aussi » Affaire Duhamel : Sanary, l'enfer derrière le paradis
Cet autre format vous a-t-il permis d’atteindre un autre public que celui du podcast ? Le podcast est une industrie plus jeune, et toute une tranche de la population continue d’aller plus facilement vers les livres que vers les podcasts. Mais la lecture et l’écoute sont aussi deux «modes de consommation» très différents. Pour certaines personnes, il est plus facile de lire que d’écouter, car le livre peut se montrer plus rassurant. On peut sauter un passage difficile par exemple. Pour certains, c'est entendre les voix qui s'avère trop douloureux.
Multiplier les supports pour parler de l’inceste, était-ce aussi une façon de mener cette «guerre contre le silence», comme il est écrit sur le bandeau du livre ? L’idée est de faire connaître l’inceste et ses enjeux le plus largement possible. D’abord parce que ce sujet est extrêmement important politiquement, mais c’est aussi très important pour les victimes. C’est une clé de compréhension de notre société et c’est ce à quoi j’aspire à travers mon métier de journaliste.
L’accueil du livre a-t-il été différent de celui du podcast ? Ce qui m’a frappée, c’est la différence avec laquelle les gens m’ont confié ce qu’ils ont vécu. Ils l’ont fait avec énormément de délicatesse lorsque je les ai rencontrés en librairie, alors que la façon de se livrer sur Internet était beaucoup plus brutale. Bien sûr, chacun fait comme il peut et je n’émets aucune critique. Mais il est vrai que les rencontres en librairie sont des moments très beaux. Beaucoup de gens m’ont écrit pour me dire que grâce à Ou peut-être une nuit, ils avaient pu parler de ce qui leur était arrivé à leur entourage. Savoir que j’ai pu les aider est ma plus grande source de joie et j’espère que ce travail continuera d’en aider beaucoup d’autres.
L’inceste est un sujet encore très tabou, c’est ce que vous pointez du doigt à travers vos enquêtes. Avez-vous l’impression que le sujet est devenu plus facile à aborder ? Ce n’est peut-être qu’une impression, mais je sens à nouveau une réticence à en parler. Quand le livre de Camille Kouchner est sorti (le 7 janvier 2021, NDLR), il y a eu regain d’intérêt pour le podcast Ou peut-être une nuit. On a senti qu’on passait une étape en termes d’acceptation de ce sujet-là. Les médias mainstream qui ne voulaient pas en parler avant ont commencé à le faire. Puis l’été est passé, le rapport Sauvé (sur la pédocriminalité dans l'Eglise, NDLR) est sorti et j’ai été ébahie de voir qu’on s’émouvait comme si on découvrait l’ampleur de ces violences pour la première fois. C’était pourtant déjà en une du journal Le Monde six mois plus tôt. Comment les gens pouvaient-ils découvrir ces chiffres que maintenant ? L’oubli perpétuel dont je parle dans Ou peut-être une nuit, c’est aussi ce que le livre incarne. Le fait de devoir toujours recommencer, toujours redire les choses et ne pas laisser revenir le silence.
Dans Ou peut-être une nuit, vous expliquez toutes les formes de silence qui entourent le sujet de l’inceste dans notre société. Briser le silence, faire entendre la parole des victimes, c’est le premier pas pour combattre ce fléau ? Il est fondamental de faire entendre les victimes. C’est un devoir de faire en sorte que cette parole circule et soit entendue. Mais il faut faire attention à ce que cette parole ne se transforme pas en bruit, car cela suffit à ce que les gens disent «c’est bon, on les a entendus, maintenant on passe à autre chose». Pour que les choses changent, il ne suffit pas de mieux réprimer ou de faire en sorte que les agresseurs soient condamnés. Il faut changer les rapports de domination dans notre société pour éviter que les enfants ne soient violés.
Les expertes que vous interrogez, comme la Défenseure des droits des femmes et des enfants, Eva Thomas, ou encore la psychiatre Muriel Salmona, se disent «découragées» de lutter et dénoncent le fait que rien ne bouge. Qu’est-ce qui vous anime ? Ce qui s’est passé cette année a redonné de l’espoir à Eva Thomas. Elle est de nouveau dans l’action et a regagné une forme d’optimisme. Moi, je ne suis pas dans une logique de militantisme. Je cherche à comprendre la société dans laquelle on vit et à en raconter les mécanismes du mieux que je peux. Mais ce qui me donne de l’espoir, c’est la richesse de la réflexion menée sur le féminisme et les mécanismes de domination. C’est passionnant et cela permet de trouver un élan intellectuel en dépit de la difficulté du sujet. Je suis aussi très sensible au passage de relais entre celles qui parlent de l’inceste. Entre Camille Kouchner et moi par exemple. Les paroles des unes mobilisent celles des autres. J’ai aussi été très marquée par Le Consentement de Vanessa Springora. Au bout du compte, nous sommes un collectif et cela génère une action collective.
Votre mère est un élément central de votre récit, comment a-t-elle vécu la sortie du livre et quel a été l’impact sur votre cercle familial ? Grâce au podcast déjà, le sujet n’est plus tabou dans ma famille, et il l’est encore moins depuis la sortie du livre. Quant à ma mère, elle trouve que j’ai fait quelque chose de beau à partir de son récit. C’est pour elle une consolation immense qui est renouvelée à chaque fois. Ce livre, c’est aussi une déclaration d’amour à ma mère. Elle a bientôt 70 ans, et avant la sortie du livre, elle avait déjà fait un travail énorme sur elle-même. Mais ce livre lui dit à quel point des gens l’aiment, à quel point elle est importante et son récit aussi. Cela suffit à justifier les trois années que j’ai passées à travailler sur le sujet.
(1) Ou peut-être une nuit - Inceste : la guerre du silence, Editions Grasset, 272 pages, 20 euros.