Profession : agent d’influenceurs

Profession : agent d’influenceurs

A l’arrêt, rue La Fayette, à Paris, les automobilistes écarquillent les yeux d’un air circonspect. Interloqués devant cette jeune femme qui se tient, adossée au feu rouge, dans des poses lascives, cheveux balayés par le vent. Mercredi, 12 h 15, 10 °C. Carla Ginola (@carla_ginola), 142 000 abonnés Instagram, travaille : elle se fait photographier pour honorer un contrat qu’elle a signé avec une célèbre griffe californienne de prêt-à-porter. Tee-shirt noir logoté, jean brut moulant, talons à pampilles… Il s’agit de mettre en lumière des pièces de la marque contre rémunération. « Je suis libre de choisir ce que je porte et dois produire environ un post par mois », précise l’influenceuse de 24 ans.

Ce contrat, qui court sur un an, a été établi par Foll-ow, une agence parisienne qui la représente en exclusivité. Fondée en novembre 2016 par quatre amis de collège, la petite entreprise gère la carrière numérique de vingt-trois influenceurs, dont celle de l’humoriste Kev Adams, mais qui est plutôt une exception : la plupart sont de jeunes « talents » comme on dit ici, âgés de 13 à 22 ans. « Sur tous les réseaux sociaux, on s’est aperçus que la génération Z avait un énorme potentiel, explique le cofondateur Ruben Cohen. Mais lorsqu’on a 15 ou 18 ans, on ne peut pas négocier un contrat intelligemment : nous sommes donc là pour les manager, les encadrer. »

Un agent d’influenceurs ? « Ma génération comprend facilement ce dont il s’agit ; celle de mes parents, moins », observe Jules Andiran, 21 ans, dont l’agence JB, dans le Gers, en représente une vingtaine dont @charlottepirroni et @alexia_mori__. Déjà installé dans le cinéma, la musique ou l’édition, le métier consiste à prendre en charge toutes les négociations administratives d’un client et de le conseiller dans la gestion de son parcours. Bref, « un partenaire de vie qui défend les intérêts de son talent, résout ses problèmes, anticipe ses demandes », résument Virginie Godin et Diego El Glaoui, fondateurs de l’agence parisienne Influence, qui représente des vingtenaires et trentenaires dits « premium » (collaborant avec les luxueux Cartier, Audi, Saint Laurent…). Ces intermédiaires qui se rémunèrent pour la plupart à la commission (de 10 %, « comme dans la série de France 2 avec Camille Cottin », à 30 %) sont devenus incontournables, à mesure que le secteur a gagné en ampleur.

Euros et burn-out

Revenons cinq ans en arrière. A l’époque, lorsque des marques de mode, mais aussi de beauté, décoration, horlogerie, voyage, gastronomie, hôtellerie ou jeux vidéo, veulent proposer à de jeunes influenceurs un placement de produit (une « opération » ou une « campagne », préfère-t-on pudiquement dire dans le milieu), elles les contactent directement. Mais, très sollicités, ces derniers se retrouvent vite dépassés : il leur faut alimenter leurs profils en photos et en vidéos, mais aussi répondre aux commentaires, rencontrer les représentants des griffes, assister à des événements, marchander.

Adulés par des followers (de dizaines de milliers à plusieurs millions selon les notoriétés), des adolescents et de jeunes adultes se retrouvent starifiés, les euros pleuvent, mais, dans le milieu, on commence à entendre parler de burn-out. « Certains arrivaient en appelant à l’aide. Ils éteignaient leurs smartphones pour ne plus avoir à les entendre vrombir à chaque minute, montraient leurs messageries noyées sous l’arrivée d’e-mails », se souvient Ruben Cohen.

Profession : agent d’influenceurs

« Ils avaient besoin d’être accompagnés, ajoute Emilie Le Guiniec, une agente indépendante qui exerce depuis quatre ans (et représente cinq influenceuses dont @emiliebrunette ou @paulineprivez). Au niveau de leurs contrats, pour commencer : lorsqu’un mastodonte comme L’Oréal demande à une fille de créer un contenu, il y a forcément un déséquilibre dans la négociation. C’est David contre Goliath. » En se dotant de représentants, les influenceurs se déchargent des formalités, se concentrant sur la création d’images pour mettre en valeur une crème de jour, un caban en laine, une paire d’escarpins vernis ou un whisky millésimé.

Aux agents les tâches moins nobles, à commencer donc par l’établissement d’un accord. Car, derrière cette photo éthérée d’une femme aux mains baguées ou celle d’un beau gosse tout sourire au volant d’une voiture chromée, se cachent des discussions aboutissant à des pages paraphées, datées et signées. « Je m’assure d’abord que le produit plaise sincèrement à l’influenceur, mais ensuite tout est précisé dans le contrat, explique Clara Martinage, agente indépendante de quatre clients (dont @anilbrancaleoni et @opheduvillard). Le format d’abord : photo, vidéo sous format Instagram, YouTube ou IGTV, story, post Facebook, tweet… Sont aussi notés le nombre de posts et la fréquence, les hashtags à mentionner, le moment où il faut poster, le droit de regard de la marque ou de ses intermédiaires avant publication, les exigences en termes de droit à l’image. »

Et le montant de la transaction, arrangé « au cas par cas ». Rarement sous le millier d’euros, la somme peut s’envoler jusqu’à des centaines de milliers pour les plus suivis. Ce qui n’empêche pas les abus. Il a pu arriver à une influenceuse-vedette de se faire étriller par une marque de mode devant le peu d’allant dont elle faisait preuve pour promouvoir ses produits : « Pour le prix qu’on te paye, tu pourrais au moins jouer le jeu ! » D’abord interdite, elle a fini par cerner le malentendu : le montant était colossal, mais les intermédiaires s’étaient discrètement et allègrement servi au passage…

Des pratiques déloyales

Le rôle de l’agent ne se limite pas néanmoins à parler argent. Il aide aussi à bâtir une image (souvent stéréotypée, de l’entrepreneuse au baroudeur, du geek à la maman parfaite), peut trier les correspondances, organiser des vacances, rappeler ses poulains à l’ordre pour qu’ils ne prennent pas la grosse tête, prodiguer des conseils. « Il faut savoir dire des choses dures à entendre, explique Virginie Godin. Y compris, expliquer à un client qu’il faut refuser cette campagne à 50 000 euros, car ce n’est pas pour lui en termes de positionnement. »

Encore balbutiant, le métier s’établit pourtant aujourd’hui. La concurrence entre les agences, doucement, s’aiguise, quand les indépendants cherchent comment se serrer les coudes. David Schapiro a lancé en janvier une structure pour essayer de fédérer les agents free-lance : « Boomerang permet, sans frais d’inscription et comme un groupement d’intérêt économique, de mutualiser des contacts, apporter un éclairage juridique à qui a besoin, partager des revenus, servir de plate-forme d’échange. » Devenir agent tente aussi de nouveaux convertis. « Plusieurs influenceuses m’ont sollicitée pour que je me mette à leur service, confie une attachée de presse qui prépare sa reconversion. Et voir des connaissances s’épanouir dans ce rôle d’accompagnateur me convainc de m’y lancer. »

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Mais combien de temps encore cette débauche d’eye-liners, de bottes logotées et d’hôtels quatre étoiles, mis en scène contre un chèque, peut-elle durer ? Les prix gonflent. Les pratiques déloyales se multiplient, certains influenceurs achetant des followers, mais aussi des vues, des commentaires… « Tout ça nourrit une déconnexion entre la valeur créée et la valeur rémunérée. Un jour, la bulle va exploser et on subira notre propre crise des subprimes », redoute Emilie Le Guiniec.

« Peut-être, mais la logique perdurera, préfère se rassurer Diego El Glaoui. Hier, l’influence, c’était Brigitte Bardot ; aujourd’hui, c’est Instagram ; demain, ce sera d’autres supports. » Certains misent déjà sur de nouveaux réseaux sociaux, comme Snapchat ou le petit dernier, TikTok, sur lequel « les marques commencent à affluer », remarque Ruben Cohen. Dans cette profession « sans passé, où tout est à inventer, sans présupposé », comme le dit Clara Martinage, tous restent, jamais éloignés de leur smartphone, à l’affût du prochain mouvement, du prochain post, du prochain « like ».

Un influenceur, un créneau

Qu’ils soient « micro » (moins de 20 000 abonnés), « macro » (au-dessus de 100 000) ou « méga » (au-dessus des 500 000), les influenceurs cultivent des profils mode divers, comme autant de créneaux marketing.

Avec ses 3,1 millions de followers, Caroline Receveur fait figure de papesse française d’Instagram. Cette ancienne candidate de télé-réalité et mannequin attire grâce à ses silhouettes sophistiquées. Soignant son profil altier, elle vient de lancer sa propre marque, RECC.

Sézane, Bash, Amélie Pichard… Audrey Lombard, 450 000 abonnés, privilégie les collaborations avec des marques haut de gamme. Vétérinaire reconvertie, elle vante leurs produits de luxe à sa façon : photos prises devant son miroir, sans jamais dévoiler son visage.

16 ans et 915 000 abonnés : la lycéenne Paola Locatelli séduit massivement les griffes sport ou street qui veulent s’adresser aux 13-24 ans (Asos, Boohoo, Nike). Sur YouTube et Instagram, on la reconnaît à ses yeux verts, sa chevelure ondulée et son large sourire… fraîchement débarrassé de ses bagues dentaires.

Longtemps directrice de boutiques à Paris (Sandro, Vanessa Bruno, Delvaux), la quadra Elisa Gallois met en scène sur Instagram sa vie familiale auprès de son compagnon et de ses trois enfants, Jules, Lou et Mia. Un univers tout en vêtements épurés, déco minimale et portraits « trop mignoooons », suivis par 112 000 adeptes.

Parmi les influenceurs masculins, plus rares, Romain Costa, 28 ans, 126 000 abonnés, se fait remarquer avec son profil aux teintes bleutées, son vestiaire portable, son goût pour l’architecture qu’il a étudiée, son engagement contre l’homophobie. Quand ses pairs jouent souvent les parfaits gentlemen, lui assume « un côté boy next door, nous disait-il en 2017. Je fais des blagues, je grimace, je montre mes cernes ».

Valentin Pérez

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