La mode devient plus vertueuse face aux stocks d'invendus

La mode devient plus vertueuse face aux stocks d'invendus

« Désolé, il n'y a personne aujourd'hui au bureau, nous avons un cas Covid », annonce Édouard Caraco en nous accueillant chez The Bradery. Cet après-midi de fin mars, alors que l'épidémie repart à la hausse en France et que le gouvernement vient d'annoncer la fermeture des magasins dans dix-neuf départements français, les équipes du site ont été placées en isolement. Pourtant, ce jeune patron d'entreprise n'a pas de quoi désespérer. Lancé en 2019 avec son meilleur ami, Timothée Linyer, The Bradery affiche une forme olympique. Un an et une pandémie plus tard, ce site spécialisé dans le déstockage des marques haut de gamme a multiplié par dix son chiffre d'affaires grâce à un malin ciblage des millennials. Panne de ventes au personnel et réseau d'outlets fermé auront profité à la start-up française. Le résultat ? Des griffes comme Sandro, Vanessa Bruno, Zadig & Voltaire frappent à sa porte, séduites par le projet. « Nous avons signé cent cinquante contrats. Les marques ont besoin d'écouler leurs stocks et elles réalisent le service que nous pouvons leur apporter », estime Édouard, qui fait aussi valoir que ce modèle permet de reconstituer une trésorerie pour payer les salaires, mais aussi pour financer les prochaines collections. Car l'urgence est réelle. Il faut savoir que, en France, six cent vingt-quatre tonnes* de nouveaux vêtements sont mis sur le marché chaque année, soit l'équivalent, en poids, de soixante-deux tours Eiffel. En janvier, une commerçante livrait un constat alarmant au « Figaro » : « On a l'habitude d'avoir 10 à 15 % d'invendus. Généralement, on les écoule dans le courant du mois de mars ou aux soldes suivants. Mais, cette année, il me reste sur les bras près d'un vêtement sur deux. » Alors, que faire de cette marchandise ruineuse ? « C'est une catastrophe, s'émeut Pierre-François Le Louët, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin. L'impact est sévère et on ne prévoit pas un retour à la normale avant 2023. Si, en 2022, nous retrouvons le niveau d'activité de 2019, ce serait déjà extraordinaire. Pour cette année, c'est irrattrapable. » Et avec les nouvelles fermetures imposées, le spécialiste n'a guère d'espoir. « C'est un autre coup dur pour la mode. L'activité est en berne et ce n'est pas en proposant des promotions agressives que nous allons renouer avec la croissance. La saison est perdue. Nous avons été lâchés par le gouvernement, et sans aucune visibilité sur l'avenir », regrette-t-il. Gildas Minvielle, directeur de l'observatoire économique à l'Institut français de la mode (IFM), partage le même constat : « En un an, les cartes ont été rebattues. Le marché est devenu totalement imprévisible, enregistrant un recul de 15 % du chiffre d'affaires en 2020. Fini la production à court terme et la gestion en flux tendu, on joue la carte de la prudence en coupant dans les collections capsules, en réduisant dans le nombre de références et de couleurs et en géolocalisant davantage l'offre grâce à l'intelligence artificielle. Les marques ne peuvent pas se permettre de nouvelles pertes. »

Trop de gâchis, trop de surconsommation… la pandémie a également accéléré le changement de comportement des consommateurs. Désormais, on se tourne vers la seconde main. Ce secteur, qui a atteint un milliard d'euros en 2020, est devenu incontournable pour la survie des marques. Dans cette optique, le luxe s'organise en nouant des partenariats vertueux avec des plateformes d'occasion comme Vestiaire Collective. Le site, qui vient de décrocher le statut de « licorne française » grâce à l'entrée dans son capital du groupe Kering, propose un service Brand Approved payant pour les marques. Le projet : permettre aux clients de rapporter leurs pièces déjà portées, et ensuite revendues une fois authentifiées sur Vestiaire Collective, en échange d'un bon d'achat pour la griffe. L'idée, expérimentée par Alexander McQueen, est « en passe de s'étendre aux autres marques du groupe », affirme Fanny Moizant, présidente et cofondatrice de Vestiaire Collective. Un principe auquel a adhéré aussi Mulberry. « Nous avions déjà pris les devants avec le service Mulberry Exchange, qui consiste à revendre dans notre maison des pièces usagées et remises en état en échange d'un bon d'achat pour le vendeur. Cela nous permet d'accroître la visibilité de la marque et d'attirer un nouveau type de clientèle, plus jeune et plus attentive à l'économie circulaire », explique Thierry Andretta, P-DG de Mulberry.

« En France, 624 tonnes de nouveaux vêtements sont mis sur le marché chaque année, soit l'équivalent de 62 Tours Eiffel.»

Dans ce contexte, déjouer le « köpskam » (la honte d'acheter, en suédois) en encourageant la jeune clientèle à s'offrir d'anciennes collections est une parade. Pour preuve, Cos montre que l'on peut allier l'utile à l'éthique en donnant une deuxième vie à ses stocks. Il suffit de cliquer sur le site de la marque scandinave pour s'apercevoir que produits nouveaux et archives cohabitent sans que cela cannibalise les ventes. Ni dégrade une image longuement et savamment bâtie ? « Pas du tout ! C'est très audacieux de sa part de présenter cette double offre. Les marques parient sur la durée de vie de leurs produits faisant fi des tendances. On ne tire plus de trait sur un article après une saison, on les propose à nouveau au public à un prix attractif. Il n'y a pas de date de péremption quand le produit est qualitatif », rappelle Stephanie Crespin, cofondatrice de Reflaunt, une plateforme qui met en relation les marques premium avec le marché de la seconde main. Aux antipodes d'une mode à l'obsolescence esthétique programmée, faire fructifier ses invendus devient cool. Et permet d'ouvrir les portes à de nouveaux business. Ainsi on parie sur la location des « greatest hits » d'anciennes et de nouvelles collections chez Maje ou chez Ba&sh, on teste le live shopping chez Monnier Frères. Tout est bon à prendre pour tenter de sauver ce qui peut encore l'être.

Autre facteur non négligeable qui entre en jeu, l'application de la loi anti-gaspillage pour le développement de l'économie circulaire, qui interdit la destruction des invendus, une pratique courante dans la mode. À compter du 1er janvier 2022, les « producteurs, importateurs et distributeurs de produits non alimentaires » seront désormais contraints de recycler, donner ou réutiliser leurs invendus neufs, sous peine de sanctions financières. Éric Legent a pris les devants. Sa société, ReValorem, fondée il y a un peu plus d'un an, récupère les stocks des maisons de luxe pour les démonter et recycler les matériaux propres ainsi obtenus. « Cette loi contraint les acteurs du secteur à repenser leur volume de production en axant davantage sur la qualité du produit dont les matériaux pourront être employés à nouveau. Chez ReValorem, nous aidons les marques à identifier les différents composants des produits en les encourageant à aller vers la conception de nouvelles matières issues du recyclage, comme créer un cintre à partir de broyat de cuir, tissu et semelles de basket », explique le cogérant de ReValorem. Un concept nouveau, qui parle à des maisons comme Dior, Saint Laurent et Alexander McQueen figurant parmi ses clients de la première heure. Et prouvant que les invendus ont du bon ? « Certainement ! Ils permettent d'une part de créer des emplois en France pour le démontage manuel des produits, et d'autre part aux marques d'aller au cœur de la fabrication, d'améliorer leurs pratiques de production. C'est une source précieuse d'informations d'un point de vue économique et environnemental », conclut-il. Autant de possibilités pour transformer les invendus en une alternative concrète et responsable pour pallier la crise et la surconsommation textile.

* D'après un rapport de l'Agence de la transition écologique (ADEME).