Le parfum est-il encore un objet de luxe ?

Le parfum est-il encore un objet de luxe ?

Aujourd’hui, Internet met le parfum à la portée de n’importe quel client, depuis n’importe quel endroit et à tout moment. Mais peut-on encore vraiment parler de luxe si tout le monde peut se parfumer avec le même jus à Paris, Londres, Sao Paulo ou Dubaï, en bénéficiant de remises ou de promotions qui rapprochent davantage le parfum d’un vulgaire tee-shirt que d’un sac monogramme? Si le mot luxe s’est banalisé au point d’intégrer la communication minimale de la première marque venue, peu de parfums peuvent en réalité appartenir à cette catégorie si l’on s’en tient à quelques critères parfaitement objectifs: la rareté, l’originalité, le prix investi dans le concentré (les matières premières), le souci du détail. «Un col roulé noir, je peux l’acheter chez H&M, la coupe sera parfaite, la laine grattera un peu et il ne restera probablement pas tout à fait noir, mais il fera le job. Je peux l’acheter aussi chez Hermès: tout en cachemire et soie, il sera parfaitement coupé, riche d’une foule de détails de finition parfois imperceptibles, et surtout, il résistera au temps sans jamais se démoder.»

En choisissant l’analogie avec la mode, Frédéric Malle, créateur de la marque de parfum du même nom, pose bien la problématique: un objet de luxe se différencie de tous les autres par une multitude de petits détails, certains visibles, d’autres non, qui finissent par faire une immense différence. Une idée qui pourrait se résumer par cette «punch line» de Jacques Cavallier-Belletrud, parfumeur de Louis Vuitton: «Le luxe, c’est beaucoup de choses qu’on ne trouve pas ailleurs.»

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S’agissant du parfum, le luxe commence par une vision de créateur intransigeante. Sa composition, on l’a trop oublié, est d’abord un travail artistique. Six maisons disposent de leur propre parfumeur, garant de l’intégrité de la création: Chanel, Hermès, Vuitton, Guerlain, Dior, Cartier (et Caron, plus récemment). Le nez suit de bout en bout la fabrication du parfum, choisit une à une ses matières premières et ses fournisseurs, s’assure du mélange et de la mise en flacon, quand les autres marques achètent un parfum déjà élaboré par un laboratoire extérieur. Sans avoir un nez à demeure, quelques maisons comme les Editions de parfums Frédéric Malle (lire l'encadré) ou Serge Lutens sont pilotées par un «directeur artistique», grand connaisseur de l’art de composition, qui impulse aussi une forme de cohérence et d’exigence. Lorsqu’il s’agit de reformuler (parce qu’un ingrédient a disparu ou est désormais interdit en raison des allergènes qu’il peut contenir), certaines maisons collent à la formule d’origine avec le souci de ne pas trahir l’œuvre (dans ce domaine aussi, Chanel excelle), lorsque d’autres se laissent aller à une modernisation approximative ou outrancière.

Il n’est pas rare de voir certaines marques réutiliser le nom d’un parfum toujours existant et d’en faire le point de départ d’une nouvelle création qui n’a plus rien à voir avec l’original. Peut-on se dire maison de luxe lorsqu’on fait si peu de cas de son histoire et de son client? La notion de luxe dépasse la simple question marchande pour répondre à une quête plus profonde d’enchantement. Et comment ne pas rompre le charme lorsqu’on supprime de son catalogue un parfum qui ne se vend plus assez (on dit «discontinuer» dans le jargon du métier). Chanel l’a fait une seule fois avec le N°5 Cologne (distribué exclusivement aux Etats-Unis). Même le très «old fashion» Cuir de Russie, qui ne séduit plus qu’une poignée d’aficionados, reste dans les rayons. A ce titre, Chanel est une maison d’exception confirmant que le luxe ne supporte pas la rationalisation. Même chose pour Hermès qui, à l’exception de son légendaire Doblis (cuir élégant créé en 1955 et disparu depuis), ne s’est jamais abaissé à faire le tri dans ses parfums.

Le parfum est-il encore un objet de luxe ?

Il y a dans le mot luxe l'idée d'une forme de rareté (on voit le paradoxe à se prétendre marque de haute parfumerie tout en vendant ses flacons chez Sephora). Vuitton a fait le choix de ne commercialiser ses parfums que dans une sélection de boutiques parmi les 4.500 lui appartenant. Les marques historiques ont su recréer une forme d’exclusivité grâce à des collections à la distribution ultrasélective: Hermessence pour Hermès, Les Exclusifs pour Chanel, Maison Christian Dior ou L’Art et la Matière chez Guerlain. Ces collections premium offrent au client des accords plus audacieux et un choix de matières premières sans aucune limite de prix. Bienvenue au pays du vrai luxe olfactif!

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Territoire de liberté absolue, ces jus d’exception font d’une certaine manière le pont entre la parfumerie d’hier et celle d’aujourd’hui, en revenant notamment à des accords ou des ingrédients délaissés. Ils reviennent surtout au caractère unisexe qui animait la parfumerie avant le XXe siècle. «Le luxe parle à tout le monde, la parfumerie de “mass market” s’adresse à des catégories, à des cibles», précise Jacques Cavallier-Belletrud. Une maison de luxe a aussi pour mission de fabriquer les classiques de demain. Elle évite ces parfums opportunistes calés sur les goûts du marché. «Il me faut évidemment capter un peu de l’air du temps tout en ne mettant pas les deux pieds dedans», précise Olivier Polge, parfumeur de la maison Chanel.

Difficile de connaître le prix réel du concentré, c’est-à-dire le mélange d'ingrédients mis dans l’alcool (les marques ne livrent pas ce genre de secrets). Ce qu’on sait, c’est que seules certaines grandes marques se permettent d’utiliser des matières premières hors de prix (Iris pallida, oud, rose centifolia ou jasmin de Grasse). D’autre part, certaines maisons comme Chanel et Dior signent des partenariats exclusifs avec des producteurs pour s’assurer des approvisionnements en patchouli, en jasmin sambac ou en rose de mai. Cette traçabilité garantit la permanence de la qualité.

Essence même du luxe, elles développent aussi des ingrédients exclusifs (le «patchouli cœur» de Coco Mademoiselle, un patchouli retravaillé). Même intention lorsque Vuitton développe avec la société grassoise Payan Bertrand une infusion de cuir à partir de chutes de peaux de ses ateliers, signature de son parfum Dans La Peau. Un produit que la maison au monogramme est la seule à pouvoir s’offrir. Autre marqueur du luxe: l’expérience client de la personnalisation. Guerlain le premier a su réinventer une forme d’exclusivité grâce à un diagnostic olfactif proposé en boutique pour découvrir le parfum de ses rêves. Il permet aussi au client de personnaliser son flacon parmi les 110 références de la marque en choisissant la couleur, le ruban et le message à graver.

Malgré tout, il ne faut jamais oublier que l'essentiel se trouve au fond du flacon. C’est le parfum qui compte, pas l’emballage, ni le film publicitaire, ni l’égérie star. Alors pour distinguer cette parfumerie d'exception du tout-venant, mieux vaut se fier à son nez qu’à son portefeuille: ouvrir un flacon et sentir. Le luxe saute au nez. Confirmation du parfumeur Olivier Polge: «Nous dépensons de l’argent dans le concentré. Mais nous ne dépensons pas de l’argent qui ne se sent pas.»

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Cartier à l'heure du luxe

En créant en 2009 la collection Les Heures de parfum, la parfumeuse Mathilde Laurent a placé la barre très haut : réinventer une haute parfumerie à l’identique de la haute joaillerie. Ce manifeste créatif en 11 flacons d’exception, sans âge, sans genre et surtout sans cible prédéterminés (270 euros les 75 millilitres). En bonus, L’Heure Perdue XI, parfum 100% synthétique, véritable oeuvre d’art contemporaine, aux senteurs plus vraies que nature.

Chanel : l’Extrait, la préciosité à l’état pur

La maison de la rue Cambon continue de cultiver le goût pour l’extrait, la version la plus concentrée et luxueuse d’un parfum. Seules quelques gouttes suffisent pour découvrir la complexité de Cuir de Russie, de Bois des Iles ou de Beige. Elle propose aussi une version Extrait (on dit aussi «parfum») de son best-seller masculin Bleu.

Frédéric Malle : vingt années d’exclusivité

Il a été au bout de son rêve : Frédéric Malle a créé une «maison de parfumerie» comme il y a des «maisons de couture», avec ce même souci de la belle ouvrage. Au catalogue : 32 parfums de caractère, aux noms bien troussés : Portrait of a Lady, Cologne Indélébile, Musc Ravageur, Angéliques sous la pluie. Mais avant de créer une marque, il a d’abord inventé un métier, celui d’éditeur de parfums : remettre le parfumeur au centre du jeu et inscrire son nom sur le flacon. Dans cette oasis du luxe, on n’impose aucune limite de prix au nez dans le choix des matières premières. Une exception dans une industrie où ne règnent que le marketing et les tests consommateurs. A lire : Editions de parfum Frédéric Malle, les vingt premières années, Marion Vignal, éditions Rizzoli, 70 euros.