Iran. Ispahan, la ville des minarets dansants

Iran. Ispahan, la ville des minarets dansants

[Article initialement publié le 2 décembre 2004] “Esfahan nesf-e djahan” (“Ispahan, c’est la moitié du monde”). A l’évidence, l’auteur de ce jeu de mots savait de quoi il parlait. Située au beau milieu du vaste désert iranien, la cité est incontestablement l’un des fleurons de l’islam persan : c’est une véritable symphonie architecturale née de la fusion de ce que les traditions esthétiques islamique et perse ont de meilleur.

Marchés, mollahs, mosqées…

Pour tous ceux, comme moi, dont l’enfance a été bercée par les contes de Hadji Baba [Les Aventures de Hadji Baba d’Ispahan (1824), de James Morrier, un conte oriental qui relate les tribulations d’un barbier persan], la seule mention d’Ispahan fait surgir une foule d’images : marchés grouillant d’activité et regorgeant de produits orientaux de toute sorte, mollahs marchant à pas pressés dans le labyrinthe des ruelles, splendides mosquées et minarets, vastes jardins à chaque coin de rue.

L’Ispahan d’aujourd’hui est tout cela, et bien plus encore. C’est une ville moderne aux larges artères, reliée aux autres grandes villes iraniennes par avion, train et bus, et où siège une université des plus modernes. Si vous partez à la recherche de votre Hadji Baba, il se peut même que vous le découvriez.

Mais vous rencontrerez aussi des hommes et femmes vêtus avec élégance, en promenade dans la ville. Ispahan mêle l’ancien et le nouveau dans une parfaite harmonie. Les calèches chères aux touristes se fraient un chemin entre les grosses voitures et les motos ; d’innombrables boutiques de souvenirs, où s’alignent objets kitschs et artisanat persan, se disputent les faveurs des visiteurs.

Age d’or

Ispahan se trouve au pied de la chaîne des monts Zagros, à 400 kilomètres au sud de Téhéran. Bâtie sur les rives du Zayandeh Roud, la troisième plus grande ville d’Iran apparaît il y a deux mille sept cents ans, lorsqu’une colonie juive s’installe dans la région. Au milieu du VIIe siècle, les Arabes en font leur capitale provinciale, puis Ispahan devient au xie siècle la capitale des Seldjoukides, un peuple d’origine turque. Tamerlan, souverain venu d’Asie centrale, s’empare de la cité en 1388 et la met à sac, mais son règne laissera également l’architecture d’Ispahan fortement marquée par l’influence mongole.

C’est au XVIIe siècle que la ville connaît son âge d’or : le chah Abbas le Grand, souverain séfévide, délaisse sa capitale, Qazvin, pour bâtir à Ispahan une cité d’une beauté et d’une somptuosité inégalées. De fait, l’architecture islamique atteint des sommets d’extravagance dans les nombreux minarets, mosquées et madrasas [écoles coraniques] qui parsèment la ville. Ispahan est, à l’instar de Rome ou de Saint-Pétersbourg, un gigantesque musée et elle doit la plupart de ses monuments aux Séfévides.

A Ispahan, tous les chemins mènent à Naqch-e Djahan, certainement le lieu le plus branché de la vieille ville – depuis sa création, il y a quatre cents ans. Les habitants de la ville comme les touristes y viennent en masse, surtout le soir, donnant à l’endroit des airs de carnaval tout au long de la saison touristique.

Au centre de Naqch-e Djahan, le Meidan Emam est sans doute l’une des plus vastes places au monde, plus vaste, selon les habitants, que la place Rouge de Moscou ou la place Saint-Marc, à Venise. Le Meidan Emam est un quadrilatère de 500 mètres de long, couvert d’une pelouse vert émeraude parsemée de fontaines, de parterres de fleurs et d’arbustes, que surplombent, sur deux de ses côtés, de somptueuses mosquées aux dômes étincelants, et sur un troisième, un palais.

Des jeunes filles flânent, des enfants jouent au ballon

Le quatrième flanc de la place donne sur le bazar, incontournable dans cette partie du monde. Une avenue borde la place ; sur trois de ses côtés, elle est réservée aux piétons et, bien sûr, aux élégants attelages destinés aux touristes désireux d’embarquer dans une machine à remonter le temps.

C’est là que je me poste pour observer le paisible déroulement des activités locales. Des jeunes filles tuent le temps en flânant, d’autres sont assises sur le rebord des fontaines ; des enfants jouent au ballon. Les touristes, eux, s’appliquent à faire ce qu’ils font le mieux – marchander avec les vendeurs ou, comme moi, tout photographier frénétiquement dans l’espoir de ramener à la maison un peu de cette beauté.

Des nombreux dômes, aucun n’est plus éblouissant que celui de la mosquée Cheikh Lotfollah, avec sa coupole brun et or et sa façade bleue à couper le souffle. Aucun doute, ce joyau d’Ispahan est l’un des témoignages les plus raffinés de l’art séfévide.

Construite par le chah Abbas en 1619, et baptisée du nom d’un penseur musulman très respecté, venu de l’actuel Liban et qui fut à Ispahan le directeur d’une école de théologie, la mosquée Lotfollah occupe le côté ouest de Naqch-e Djahan et surplombe la place. Son portail cintré, richement orné de stalactites en arabesques et d’une mosaïque jaune et bleue, ouvre sur une galerie obscure donnant au visiteur l’impression de pénétrer dans quelque mystérieuse alcôve. Elle vous conduit au saint des saints, au cœur même de cette coupole aux proportions parfaites.

Splendeur exubérante

Iran. Ispahan, la ville des minarets dansants

La mosquée Lotfollah n’utilise pas d’éclairage artificiel : là-haut, à la base du dôme, seize fenêtres en treillage, cintrées elles aussi, laissent passer une douce lumière qui accentue le caractère imposant et mystérieux du lieu. Ce n’est qu’une fois accoutumé à ce faible éclairage que le visiteur peut découvrir la splendeur exubérante de la mosquée. Les mosaïques ornant l’intérieur de la voûte révèlent une incroyable richesse de dessins et de couleurs. Le fond bleu-vert de céramique vernie met magnifiquement en valeur des motifs géométriques et floraux bleu et or.

Comme dans toutes les mosquées, la partie de l’édifice orientée vers La Mecque est décorée avec un soin particulier. Le plafond est lui-même une véritable symphonie chromatique, avec ses fleurs de lotus disposées en crescendo, de la périphérie vers le centre. Rien d’étonnant à ce que la mosquée Lotfollah soit un site prisé par les étudiants en art, essentiellement des jeunes femmes. Ispahan est aussi, dans le plus pur style oriental, un gigantesque bazar.

Outre le marché couvert, les échoppes sont omniprésentes dans Naqch-e Djahan, sous des toiles tendues pour masquer le soleil. Des vendeurs ambulants proposent toutes sortes de produits – tapis et kilims, mais aussi plats en cuivre repoussé et horloges aux décorations compliquées, incrustées d’or ou de petits miroirs. Un vrai régal pour l’amateur de lèche-vitrines. Je me rends ensuite à la mosquée Emam. Je porte le voile, comme les femmes d’Ispahan, et le guichetier, me croyant iranienne, me tend un ticket en s’adressant à moi en persan. Mais lorsque je lui réponds en anglais, il le reprend rapidement et sort un carnet réservé aux visiteurs étrangers.

Comme dans la plupart des sites touristiques du monde, les visites des monuments sont soumises à deux tarifs différents, et le prix pour les étrangers est assez élevé. Mes pérégrinations d’un site iranien à un autre ont sérieusement allégé mon porte-monnaie, mais j’en ai eu pour mon argent.

Je me sens toute petite

La mosquée Emam, qui porte aussi le nom de Masjed-e Chah [mosquée du Roi], est une véritable fantaisie architecturale édifiée au début du xviie siècle. Sa cour extérieure, qui ressemble étonnamment à celle du site de la tombe de Humayun, à Delhi, me laisse une impression de déjà-vu. Sous ses immenses portails, je me sens toute petite, écrasée par la hauteur incroyable des voûtes. Avec ses 51 mètres de haut, la coupole de la mosquée est le point culminant d’Ispahan. L’édifice est emblématique de la période seldjoukide, avec ses quatre iwan [salle d’apparat voûtée en berceau et ouverte en façade sur toute sa hauteur] menant tous à une grande salle à coupole, et les deux étages d’arcades en ogive qui le bordent. Le moindre centimètre carré est orné de motifs floraux, dont l’entrelacs compliqué produit un effet kaléidoscopique.

La moindre surface, qu’elle soit de brique, couverte de mortier ou de chaux, est habillée de petits carreaux – il y en aurait, dit-on, plus de 400 000. Ce jour-là, comme pour éviter à mes yeux l’éblouissement suscité par tant de splendeur et de couleurs en une seule journée, la coupole principale de la mosquée Emam est en travaux : un horrible échafaudage défigure ses somptueuses façades bleues. Le site comprend aussi deux vastes cours, dont l’une abrite un immense bassin carré dans lequel viennent se refléter panneaux, portiques et minarets. De bruyants écoliers iraniens visitent la mosquée Emam en même temps que moi, s’arrêtant devant la moindre arcade pour se faire prendre en photo.

Comme la tribune VIP d’un stade

C’est à regret que je quitte la mosquée pour me diriger vers le palais Ali Ghapu. Au premier abord, il ressemble plus à un pavillon qu’à un palais. C’est pourtant l’une des nombreuses résidences du chah Abbas, située sur le flanc est de la place, en face de la mosquée Lotfollah. Il existait même un passage souterrain secret qui permettait aux femmes du harem d’aller du palais à la mosquée sans être vues. Mais malheureusement pour moi, Ali Ghapu est lui aussi en travaux. Le visiteur est toutefois autorisé à monter dans la galerie située au sixième et dernier étage pour admirer la vue. On y accède par un escalier pentu, étroit et sombre, dans une forte odeur de déjections de chauves-souris.

Surplombant la place, la galerie ressemble à la tribune VIP d’un stade. J’apprendrai plus tard que cet endroit était effectivement destiné à accueillir la famille royale séfévide lors des matchs de polo. La pelouse tirée au cordeau de la place Meidan Emam aurait donc été, jadis, un terrain de polo. La salle de musique, avec ses motifs raffinés – vases, fleurs et oiseaux – découpés dans le plâtre, est l’endroit le plus saisissant du palais. Le plafond de la galerie, orné de peintures, est soutenu par dix-huit colonnes incrustées de petits miroirs. Réalisées au moyen de teintes naturelles, les peintures sont en parfait état.

Je flâne ensuite dans les jolis jardins et me retrouve à proximité d’un autre palais, non loin de Naqch-e Djahan. De forme octogonale, Hacht Behecht (le palais des Huit Paradis) a été conçu de façon à ce que les jardins soient visibles depuis n’importe quel endroit du palais. Grâce à d’inventives incrustations de miroirs, le toit de l’édifice semble flotter dans l’air ; le soleil couchant confère au palais un charme magique. Non loin de là se trouve également la madrasa Tchahar-Bagh, entourée d’un jardin paisible et ombragé. De retour sur la place Emam, je décide d’explorer le marché couvert. Rien de tel que ce bazar, avec ses voûtes cintrées et sa multitude de produits locaux, pour effectuer un véritable voyage dans le temps.

Résister à la persuasion des marchands

Eclairé par la seule lumière naturelle, le marché fourmille d’activités. Les incontournables kilims et autres tapis persans sont suspendus à toutes les arcades, côtoyant des châles dont l’étoffe est magnifiquement travaillée. Les tchadors noirs, suspendus au plafond, ont quelque chose d’inquiétant. Un vendeur zélé est à l’affût derrière chaque arcade, prêt à vous convaincre d’acheter sa superbe marchandise. Ce n’est pas que les touristes aient besoin qu’on les pousse, ni qu’ils voient d’un mauvais œil le talent des marchands, mais de mon côté, avec mon budget serré, je dois faire preuve d’une volonté inébranlable pour résister à leur pouvoir de persuasion.

Mais à peine me suis-je débarrassée d’un marchand particulièrement pressant qu’un autre m’assaille pour me faire goûter ses fruits secs. Son étal regorge de fruits délicieux, pistaches du Rafsandjan [région du Sud-Est iranien], figues, prunes et abricots séchés qu’il me tend par poignées. Impossible de résister. Ma volonté fond comme les abricots sous mon palais, et c’est chargée de deux kilos de fruits secs que je poursuis ce soir-là mes déambulations dans Ispahan. Si les mosquées, minarets et madrasas aux somptueuses décorations sont monnaie courante dans le monde musulman, ce sont ses magnifiques ponts enjambant le Zayandeh Roud qui font d’Ispahan un endroit unique.

Les trente-trois arches de Si-o-Seh Pol

Ce soir-là, le dernier monument que je vais admirer est le Si-o-Seh Pol, un pont de trente-trois arches qui est l’édifice le plus photographié d’Ispahan. C’est de nouveau au chah Abbas que l’on doit cette merveille d’architecture. De chaque extrémité du pont, le visiteur peut admirer une enfilade d’arcades dont le dessin harmonieux se poursuit jusqu’à la rive opposée. C’est jeudi soir, et le vendredi n’étant pas travaillé, les rives du fleuve sont noires de monde. Situé sous une arcade du pont, le tchai-khana [salon de thé] a tout d’un musée, ses murs disparaissant derrière une multitude de bibelots anciens. J’apprends que l’endroit est un passage obligatoire pour les visiteurs, mais c’est aussi un lieu prisé par les habitants d’Ispahan pour son thé vert et ses narguilés. La nuit tombe peu à peu sur la ville et, sous les éclairages artificiels, le pont prend des airs festifs.Le lendemain matin, je me lève tôt et prends la direction du pont Khadju, dont j’ai tant entendu parler et dont j’ai vu de superbes images sur Internet. En vrai, le pont Khadju est magnifique. Le fait qu’un simple pont ait fait l’objet d’un tel souci du détail est un éminent témoignage du sens esthétique des Séfévides. Avec ses deux niveaux d’arcades aux arcs croisés et, au centre, deux pavillons à l’ornementation somptueuse, le pont est un modèle d’équilibre et d’harmonie. L’écume des eaux qui tombent en cascade sur les marches de pierre de l’édifice confère à celui-ci un aspect vaporeux et irréel. Le pont et les rives du fleuve sont parcourus par de nombreux coureurs matinaux, à qui l’extraordinaire beauté de la cité semble ne faire ni chaud ni froid. Je hèle un taxi et me rends au temple du Feu, dans les faubourgs de la ville.

Direction les minarets tremblants

Le monument est situé au sommet d’une butte rocailleuse et aucun escalier n’est aménagé. Le soleil est haut dans le ciel, je suis déjà en nage. Les flancs de la colline ont l’air glissant et il faut sans doute une heure pour atteindre le sommet. La vue d’une famille entière, à quatre pattes, descendant la butte tant bien que mal entame sérieusement ma détermination. Après quelques instants d’hésitation, je fais demi-tour et me résous à une simple photographie de moi devant le paysage, prise par mon aimable chauffeur. Du bas de la colline, j’aperçois les murs en ruine de ce qui, jadis, devait être un temple persan. Nous voilà en route pour les Minar-e Djonban, les minarets tremblants. Au premier abord, l’ensemble est plutôt petit et quelconque, bien que décoré avec le même souci du détail que n’importe quel autre monument d’Ispahan. Une foule de touristes est massée devant l’édifice et ne le quitte pas des yeux.

C’est alors qu’un homme emprunte l’escalier en colimaçon qui mène au sommet de l’un des minarets et le met en branle. Et là, croyez-moi si vous voulez, le minaret se met littéralement à trembler, puis à osciller tel un palmier dans la tempête. Quelques instants plus tard, un second minaret se joint au premier, comme dans un mouvement d’empathie. Deux minarets, donc, se balancent de concert devant des spectateurs subjugués. Mais l’homme descend de la tour : des voix s’élèvent alors en chœur, le priant de recommencer, et, avec un sourire indulgent, il s’exécute. Son travail consiste à secouer les minarets toutes les heures pour divertir les touristes.

Plusieurs histoires circulent sur les minarets tremblants ; on raconte notamment que le feldspath utilisé aurait fondu, laissant dans les fondations de l’édifice un vide qui permettrait aux minarets de se balancer. Mais peu importe l’explication scientifique du phénomène : le spectacle est saisissant. Je m’apprête à conclure ma visite d’Ispahan pour prendre le car direction Téhéran, mais mon chauffeur insiste pour que je voie Djame Masjed, la plus vieille mosquée de la cité, dont on pense qu’elle a été élevée il y a mille ans sur les ruines d’un temple zoroastrien. Djame Masjed me fait penser à la Jama Masjid de Delhi. Comme cette dernière, elle est située dans un quartier très peuplé et entourée d’étals vendant des vêtements bon marché, de l’encens et d’autres produits du même genre.

Nous nous frayons un chemin à travers la foule qui grouille dans les allées et pénétrons dans la mosquée par une entrée très quelconque. L’intérieur laisse le visiteur muet d’admiration : les arcs, colonnes et portails aux proportions parfaites et à la décoration épurée, disposés de façon symétrique, sont d’une absolue beauté. Au centre, des sanctuaires magnifiquement décorés bordent un vaste quadrilatère baigné de lumière. Chacun des sanctuaires s’ouvre sur une salle voûtée, immense et fraîche, couverte de tapis, prête à accueillir la prière du vendredi. Je finis donc par monter dans le bus pour Téhéran, mais je me promets de revenir. Ispahan est un tel délice architectural qu’un seul séjour ne suffit pas à en apprécier toutes les saveurs.

Sudha Mahalingam