Il a eu 18 ans

Il a eu 18 ans

Il a eu 18 ans. Il n’envisage pas d’être candidat à Occupation double. Il me l’a reconfirmé la veille de son anniversaire. C’est dire que l’essentiel de mon job de père ne fut pas un échec.

Publié le 9 janvier

Lorsque j’ai eu 18 ans, pour officialiser symboliquement notre majorité, mes parents nous ont invités, mon frère jumeau et moi, dans un resto-bar du centre-ville. Sommes-nous sortis ensuite fêter avec des amis au Café Campus, aux Foufs ou au Purple Haze, nos débits de boisson de prédilection des années 1990 ? Le souvenir est brumeux.

J’espérais perpétuer cette tradition familiale. Ce ne sera pas possible. Les bars sont fermés. Les restaurants aussi. Les 18 ans de Fiston ont été fêtés à la maison, en petit comité. Nous en avons pris l’habitude. Comme bien d’autres familles, nous avons passé des Fêtes covidiennes, en quarantaine, isolés chacun de notre côté. Dix jours à dormir, classer des papiers, ronger mon frein et ranger des livres, enfermé dans mon bureau. Mon Guantánamo…

Parlant de Cuba, à 18 ans, j’y ai fait mon premier voyage sans ma famille, avec des amis du cégep. Deux semaines dans un hôtel miteux près de La Havane. On n’avait pas nolisé d’avion ni fait la fête à bord. En revanche, un cours improvisé de cocktails en après-midi avait dérapé tard en soirée. J’ai dû être raccompagné ivre mort d’une boîte de nuit jusqu’à ma chambre d’hôtel par deux soldats, bras dessus, bras dessous. J’ai cuvé mon rhum and coke pendant deux jours.

Le passage à l’âge adulte n’est pas toujours glorieux. Que celui qui n’a jamais péché jette la première bière.

Heureusement, j’ai eu 18 ans à une époque où les réseaux sociaux n’étaient pas virtuels. Mon fils est né quelques mois après que j’ai acheté mon premier téléphone cellulaire, mon premier appareil photo numérique, ma première voiture ainsi que ma première maison, où nous vivons toujours, du reste.

Fiston, je le répète pour me rassurer, ne sera pas candidat à OD (Omicron-Delta pour les intimes). L’honneur parental est sauf. Je lui ai souvent répété qu’il était libre de choisir le métier qui le passionne. Ce n’est pas donné à tous. C’est un luxe de privilégié. La vie est courte et le travail exige beaucoup de temps. Mais s’il avait eu le malheur de s’orienter vers la téléréalité, je ne sais pas si je m’en serais remis.

Il a eu 18 ans

Il a eu 18 ans. Il est plus lucide et informé que je ne l’étais à son âge. Je lui ai appris tôt l’importance de boire de l’eau entre les boissons alcoolisées sucrées dont raffolent les ados…

Il vit en quasi-autarcie dans son demi-sous-sol, à quelques coups de pinceau et de marteau près d’être rénové, presque un an après un refoulement d’égout (dont il a été amplement question dans cette chronique).

Il fait sa propre lessive, travaille et étudie, gère ses propres dépenses. Il a même fait une demande de carte de crédit. Le voilà prêt pour le monde adulte.

Tout n’est pas parfait, évidemment. Il n’a jamais été doué pour le rangement. Sa chambre donne l’impression qu’une bombe y a explosé, ironise son frère. Le mois dernier, il a laissé traîner un sac de vêtements qu’il venait d’acheter, dans le coin de la cuisine. À l’endroit exact et au moment même où l’on range les poubelles avant de les mettre au chemin le dimanche. Je n’ai fait ni une ni deux…

Le rangement, au contraire, m’apaise. C’est une activité qui me libère l’esprit. Notre congé des Fêtes covidien a produit quatre grands sacs de recyclage, autant de sacs-poubelle et quantité de cartons remplis de livres et de DVD à donner. Tout ce qu’on peut accumuler dans une maison en 18 ans. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg.

Je me suis replongé dans notre album de photos numériques. Quelque 30 000 images qui retracent le parcours de Fiston, de sa naissance à l’âge adulte. Pris d’une soudaine angoisse que ces souvenirs disparaissent dans un nuage inaccessible. J’en ai tiré un diaporama d’une demi-heure, avec le centième seulement des clichés.

Sur les photos, il sourit beaucoup. Je ne crois pas que ce soit d’un sourire trompeur. Il a eu une enfance heureuse, il me semble. C’est un jeune adulte à qui tout sourit. Il va plutôt bien. Ce n’est pas le cas de plusieurs gens de son âge, qui en arrachent avec leurs études, leurs parents, leurs angoisses, cette pandémie qui n’en finit plus de finir. C’est plus difficile de voir la lumière lorsqu’on a vécu le dixième de sa vie dans un tunnel.

Il a hérité de certains de mes défauts, qui me sautent aux yeux parce que je les connais trop bien. Il aime débattre, mais il peut parfois s’entêter et ne lâche pas facilement le morceau.

En rangeant des papiers, j’ai souri en revoyant un mot de son enseignante de maternelle. Elle soulignait qu’il avait tendance à contester les décisions et ne tolérait pas l’injustice.

Il n’a pas changé. Il a un esprit critique très aiguisé. Il remet souvent en question l’ordre établi, mais ne manque pas d’écoute. Il se méfie du populisme racoleur, des formules toutes faites, du « gros bon sens » que l’on brandit comme une évidence. Il préfère explorer au-delà des a priori et des préjugés. Lorsqu’il aperçoit des Noirs ou des Arabes dans une publicité télé, il ne voit pas des « amis québécois », mais un message gouvernemental risible.

Son point de vue, parfois confrontant ou déstabilisant, m’est précieux. Il m’a souvent encouragé à me remettre en question, à dépoussiérer ce que je tenais pour acquis, à faire évoluer ma pensée. À faire de moi, je l’espère, quelqu’un de plus nuancé. Sans que j’aie pour autant à renoncer à mes principes et convictions profondes, qu’il respecte. L’éducation n’est pas une voie à sens unique.

Je revois ses toutes premières photos, les traits de son visage qui déjà se dessinent, et je me souviens, comme si c’était hier, de l’après-midi sibérien où il est né. Je n’avais jamais connu un jour plus heureux. Et quitte à faire dans le cliché, je répéterai ici le commentaire de mononcle que je fais à tous les jeunes parents que je connais. Profitez-en. Ça passe trop vite.