Louis Vuitton: totem et tabou Fermer le panneau Ouvrir le panneau Plume Le Figaro App -icon - 512px V1 1 - Style/Logotypes/Le Figaro/Apps/jeux

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Par Jérôme Hanover Publié , Mis à jour

EN COLLABORATION AVEC LOUIS VUITTON - Louis est devenu un personnage public. Sa maison appartient à un inconscient collectif mondial: à chacun son Vuitton, à chacun son interprétation. Dans l’imaginaire créatif de ses successeurs, qu’est devenu l’héritage du fondateur?

Après Louis, les générations de Vuitton se sont succédé à la tête de l’entreprise, dans le plus grand respect des valeurs entrepreneuriales laissées par le patriarche. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice, au gré des évolutions des temps et des sociétés, sans s’éloigner du plan d’origine, parfaitement idolâtre.

L’héritage de Louis est un manuel d’utilisation dont les Vuitton ont perpétué l’esprit et la lettre. Georges partira pour Londres, comme Louis pour Paris - quoique dans de meilleures conditions. Il met au point un modèle de serrure à gorge inviolable, poursuivant les travaux de son père sur la question de la sécurité. Il imagine la toile Monogram pour les mêmes raisons que Louis, la Damier. Il accompagne l’essor de l’automobile comme son père celle du transport ferroviaire. Il poursuit la collection de médailles aux expositions internationales.

Marqué par l’Art déco, Gaston imagine de véritables scénographies pour les vitrines, sans doute en souvenir des empilements de malles du temps de ses grands-parents. Il pousse à son paroxysme la passion du compartimentage de Louis en créant des coffrets d’apparat garnis, dignes d’un ingénieur des ponts et chaussées. Et ainsi de suite.

Au début des années 1990, sur une échelle certes différente et avec un catalogue évidemment élargi, Louis Vuitton reste pourtant extrêmement proche du Louis Vuitton des origines. Car, parmi les préceptes du père fondateur, il en est un qu’aucun des héritiers n’a jamais osé suivre: la rébellion.

Pourtant, c’est bien sur une rupture que commence l’aventure Vuitton, un acte quasi œdipien: la remise en question de l’autorité paternelle pour l’amour d’une mère défunte, trop rapidement remplacée. Quand Louis claque la porte, c’est un peu une gifle aux aïeux. Se sont-elles embourgeoisées, les générations suivantes qui n’osèrent pas tuer le père? Celui qui va tout casser dans la baraque est exogène.

Il naît au moment où les progrès techniques sur la toile enduite permettent un développement massif des sacs souples et inscrivent petit à petit le monogramme LV et ses fleurs quadrilobées dans l’inconscient collectif. C’est Marc Jacobs.

Tout oser

Il arrive en 1997 pour dessiner les premières lignes de prêt-à-porter de la maison. Ce n’est pas un Vuitton, ce n’est même pas un Français. Cela fait une quinzaine d’années qu’il évolue à droite, à gauche, dans le milieu underground new-yorkais, un peu trash, foncièrement grunge. Toujours en retard. Et le cheveu gras. Le genre de mec à qui un Vuitton n’aurait jamais confié la garde de ses enfants. Ou de ses aïeux.

Mais, à ce moment-là, les fils de Louis n’ont plus voix au chapitre. Bernard Arnault est président directeur général du groupe LVMH. Il a nommé Yves Carcelle à la tête de Vuitton. Les deux hommes n’ont pas peur de commettre un crime de lèse-majesté en recontextualisant Louis et sa maison, dans une époque qui n’a plus rien à voir avec celle des origines.

Les premiers défilés, Marc Jacobs prend ses marques: il revient sur la toile grise des origines, il pense une femme cool, chic, et modernise la maroquinerie avec de nouvelles matières, il commence tout juste à s’amuser avec le motif iconique dont il change les proportions.

Et puis, une fois installé, il va y aller. Franco. Sans peur. Et sans reproche non plus, d’ailleurs. Cette toile Monogram érigée en totem depuis plus d’un siècle, ce symbole bourgeois qu’il a trop vu dans son enfance, il va le faire taguer à la bombe par son pote le street artist Stephen Sprouse, comme un ado rebelle l’aurait fait sur la façade d’un immeuble des beaux quartiers. Ou comme Marcel Duchamp avait grimé d’une moustache le portrait de la Joconde.

L.H.O.O.Q. titrait alors le maître des ready-made. C’est peut-être aussi ce qu’a pensé Marc Jacobs de la clientèle historique. Alors il a rafraîchi tout ça. Depuis les mangas tout kawaï de Takashi Murakami jusqu’aux infirmières borderline dont les coiffes épellent le nom de Louis Vuitton. Aurait-il imaginé se retrouver ainsi hélé, notre patriarche qui aurait eu 187 ans, cette année-là?

La publicité va accompagner l’imagerie du créateur dans toutes ses audaces: des images homoérotiques à tendance sadomaso à Mikhaïl Gorbatchev devant le mur de Berlin. Sky is the limit? Pas même: en 2009, Buzz Aldrin et Jim Lovell, deux voyageurs de la mission sur la lune Apollo 13, accompagnés de Sally Ride, la première femme américaine à s’être aventurée dans l’espace, marquent une campagne qui repousse encore l’esprit d’aventure de la maison.

Le message est clair : comme pour les premiers grands transatlantiques, les premières automobiles, comme du temps de l’essor des chemins de fer ou des lignes aériennes, si un jour l’homme voyage dans l’espace, il faudra que Vuitton l’accompagne. Et ça, Louis en serait fier, c’est sûr.

Chacun son Louis

En s’affranchissant de la lettre pour n’en garder que l’esprit, les trois hommes - le créateur, le patron et le propriétaire - ont propulsé la marque dans le XXIe siècle, faisant de Louis Vuitton le moteur du premier groupe de luxe au monde. Avec ce savant équilibre entre iconoclasme et iconolâtrie, la maison n’a pas renié sa figure tutélaire: elle a fait de l’audace de Louis la raison de Vuitton.

Aujourd’hui, Michael Burke et les créateurs ont repris le flambeau. Sans tabous. Chacun s’est créé sa propre mythologie autour de l’héritage du fondateur. Ils ont tous leur Louis avec lequel ils ont installé un dialogue singulier.

Depuis 2012 que Jacques Cavallier-Belletrud est maître parfumeur du malletier, il a accroché dans son bureau l’un des deux portraits qui existent de Louis Vuitton. «Je lui dis bonjour tous les jours, commence-t-il lors de notre conversation. Nous avons un langage commun sur la définition des choses, du beau, du respect du client. Nous partageons des moments de passionnés : c’était un artiste aux méthodes d’artisan. On a des devoirs par rapport à ça, et le premier, c’est d’innover, de créer, d’étonner, de surprendre, se montrer à la hauteur de ce qu’il a été.»

Arrivé en 2013, Nicolas Ghesquière loue l’environnement créatif laissé par le fondateur : «Ce que j’aime, chez Louis Vuitton, c’est la richesse de l’héritage, qui stimule la créativité, ainsi que le savoir-faire unique des artisans, qui encourage l’innovation, assure-t-il. Je me sens libre de tout interpréter, d’explorer tous les univers créatifs et stylistiques, car les valeurs d’audace et d’expérimentation sont au cœur de la Maison.»

Virgil Abloh, directeur artistique homme depuis 2018, s’identifie au fondateur : «L’histoire symbolique du passage de Louis à l’âge adulte, lorsqu’il quitte la maison familiale pour rejoindre Paris, fait écho à mon propre parcours et à mon approche de la création, analyse-t-il. À travers l’idée d’enfance, je me demande souvent ce qui crée le vestiaire d’un homme, comment les silhouettes changent, de la petite enfance à l’adolescence et à l’âge adulte. Plutôt que le produit, je veux que l’expérience humaine soit au premier plan de mon travail.»

Francesca Amfitheatrof a pris la direction artistique de la joaillerie et de l’horlogerie en 2018. Au début de l’année 2020, elle travaillait sur Bravery, 90 pièces pour célébrer les 200 ans du fondateur: «Dessiner cette collection pendant le confinement m’a fait vivre une relation très intense avec Louis, se souvient-elle. J’ai imaginé ce jeune homme traverser la France à pieds, j’ai erré, j’ai marché à ses côtés. J’habite au milieu de nulle part, mes enfants ont l’âge qu’il avait alors, et cet étrange parallèle m’a fait poursuivre un rêve: le connaître.»

Dans l’histoire de cet homme, chacun a trouvé de quoi nourrir la légende. Tout y est devenu totémique. Et de tabou, il n’en serait qu’un: regarder le passé avec nostalgie.