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Ce lundi, 10 heures, rendez-vous est donné à Versailles. Sur place, à l'initiative du Comité Colbert, qui célèbre ses 60 ans, sont réunis pas moins de soixante patrons de l'univers du luxe, tous secteurs confondus. Magie de ce rassemblement hors du commun: dans les galeries du château, le chef Alain Ducasse est en pleine conversation à quelques mètres de Guy Savoy, autre triple étoilé, et du pâtissier Pierre Hermé. Maggie Henriquez, patronne des champagnes Krug, croise Philippe Guettat, à la tête de Mumm et Martell. Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel, se retrouve au même buffet que Sidney Toledano, PDG de Christian Dior Couture, et de Guillaume de Seynes, directeur général du pôle amont et participations du groupe Hermès… Comme si la guerre économique avait pris fin, comme si les patrons du luxe avaient signé une trêve, pour se retrouver tous ensemble, dans une relative simplicité, sous la bannière de l'entreprise France.

«La célébration des 60 ans du Comité Colbert, c'est sans doute l'occasion de montrer la capacité de se réunir des différentes maisons qui composent cette institution, leur propension à penser leurs intérêts communs et à aller au-delà des concurrences entre les différentes entreprises», explique Élisabeth Ponsolle des Portes, déléguée générale du Comité Colbert. «Les entreprises qui s'unissent au sein du Colbert laissent au placard leur agressivité concurrentielle, rappelle Sidney Toledano. Elles se battent ensemble sur la scène internationale pour défendre des causes communes, comme la lutte contre la contrefaçon. Elles interviennent de concert auprès des pouvoirs publics. Et, surtout, elles travaillent sur le thème de la transmission des savoir-faire, sur la mise en place de formations… C'est fondamental.»

Ces dernières années, le Colbert s'est illustré par une série d'actions bien concrètes qui touchent la formation et les diplômes, orientant son soutien notamment vers l'enseignement du design et la création d'une chaire Colbert.

«C'est un secteur qui rencontre le succès et qui profite à plein de la mondialisation. Les acheteurs, nous les avons: tous les pays qui s'enrichissent deviennent de nouvelles sources de clients. Et dans cette internationalisation de nos activités, les grandes maisons, les plus anciennes, emmènent les sociétés les plus jeunes», souligne Guillaume de Seynes, de la maison Hermès.

Une vision mondiale

Colbert se montre bienveillant avec les nouveaux arrivants. De fait, au côté des entreprises historiques, ces dernières peuvent se développer avec des moyens conséquents. Ainsi, Christian Liaigre, les Éditions de parfums Frédéric Malle, les Éditions Diane de Selliers, Lorenz Bäumer, Pierre Hermé, l'Atelier Joël Robuchon et d'autres ont rejoint l'association, pour participer à l'ensemble des réflexions, mais aussi aux événements internationaux. Concrètement, il peut s'agir pour ceux qui disposent de structures à l'étranger d'héberger un temps ces nouveaux arrivants. Ce fut le cas dernièrement, en janvier 2013, lors d'une grande manifestation organisée à Istanbul. Indiscutablement, le secteur du luxe et les différentes entreprises du Colbert bénéficient de la globalisation des échanges. «84 % de l'activité du Comité se fait à l'international. Et une partie importante des ventes en France est réalisée avec la clientèle étrangère, précise Jean Cassegrain, patron de Longchamp. Ainsi, tout en restant attentif à la conjoncture française, nous suivons de près les événements internationaux, comme la mise en place des mesures anticorruption en Chine, les manifestations de Hongkong, les problèmes en Ukraine qui ont fait baisser le volume des déplacements de la clientèle russe vers la France…» Une vision mondiale qui justifie sans doute une présentation réalisée en partie en anglais, devant un aréopage de patrons massivement francophones…

Ce lundi, donc, il s'agit de penser le futur et, plus exactement, de rêver ce que sera le monde du luxe en 2074. Pour l'occasion, six auteurs de science-fiction et un compositeur ont imaginé à leur façon cet univers d'après-demain (voir ci-dessous). «Soyons clairs, à 60 ans, soit on commence à décliner, soit on se projette dans le futur», fait remarquer Sidney Toledano. «Une dizaine d'années après la guerre, des hommes ont su passer outre leurs divergences afin d'emmener des entreprises françaises dans un rayonnement international, analyse Thierry Gardinier, copropriétaire du groupe Taillevent. Il s'agit maintenant de marquer un temps d'arrêt, de réfléchir à ce qui a été réalisé et de penser le futur.»

Se projeter dans soixante ans, en 2074 donc. «Ce projet fut, dès sa genèse, conduit par une commission internationale présidée par Yves Carcelle, membre du comité exécutif de Louis Vuitton, décédé en août dernier. La présentation de ce travail est aussi un hommage qui lui est rendu», insiste Élisabeth Ponsolle des Portes. «Aujourd'hui, chacun sait que la situation économique est problématique, reconnaît Bruno Pavlovsky, de Chanel. Dans ce contexte difficile, ce type d'initiative est une façon de pousser les plus jeunes à innover et de continuer à donner une dimension émotionnelle aux matières que nous travaillons. En jouant de façon collective.» Sans perdre de vue que de l'autre côté des Alpes, ou du Rhin, les entreprises étrangères jouent également l'esprit d'équipe. Mais Colbert reste un capitaine apprécié et à juste titre estimé.


Esquisser l'art de vivre du futur, mode d'emploi

Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques?, se demandait l'auteur de science-fiction Philip K. Dick. Aujourd'hui, le Comité Colbert pourrait décliner cette interrogation par «Trouvera-t-on des sacs en crocodile dans les stations martiennes?» Nul ne pourra reprocher à cette association de soixante-dix-huit entreprises son manque d'audace et de méthode dans ses travaux d'exploration du futur du luxe. Pour aboutir au résultat final mis en ligne cette semaine, l'ensemble des maisons, des experts de tous les domaines, des écrivains et des artistes ont œuvré de concert, en un temps record.

Penser 2074 a été lancé au premier semestre 2013. Chaque maison a élaboré son utopie autour de mots, de valeurs imaginées comme étant celles de 2074. «Nous nous sommes réunis lors d'ateliers pour travailler autour de champs sémantiques et d'images», explique Élisabeth Ponsolle des Portes, déléguée générale du Comité Colbert. Fin 2013, une première synthèse voit le jour. Parallèlement, universitaires et savants sont invités à venir présenter, chacun dans leur domaine, leur propre idée du futur. Alain Berthoz, spécialiste de la physiologie des grands systèmes sensori-moteurs, expose sa vision du cerveau en 2074, entre naturel et artificiel. Suivent Frank Madlener, directeur de l'Ircam, le démographe Gilles Pinson, l'économiste Lionel Fontagné. Antoine Picon vient parler d'urbanisme, puis c'est au tour de Jean-Christophe Baillie d'évoquer les questions liées à la robotique et à l'intelligence artificielle. Hervé Le Treut présente les travaux sur l'évolution du climat…

Mais le projet se double aussi d'une création originale, puisque le Comité Colbert propose à six auteurs de science-fiction d'écrire autant de nouvelles sur le thème du luxe en 2074. Luxe et littérature d'anticipation: la logique du rapprochement entre ces deux univers ne coule pas de source. «Nous avons voulu lier le rayonnement intellectuel et le rayonnement économique. Nous considérons que c'est avant tout l'avènement de la littérature courtoise qui a conduit au raffinement des sentiments et de notre art de vivre, avant que Colbert ne cristallise ces idées et ces savoir-faire. Et nous nous sommes intéressés à la littérature de science-fiction, car c'est un domaine passionnant qui n'a pas encore été investi par le luxe. Avant qu'ils ne rédigent la première ligne, nous avons fait découvrir aux auteurs nos maisons, dans les secteurs du vin, de la joaillerie, du cuir, de la mode et nous leur avons livré le travail qui avait été réalisé par notre commission ad hoc en 2013», commente Élisabeth Ponsolle des Portes.

«Nous avons rencontré les artisans de Van Cleef & Arpels, de Mellerio dits Meller, de Château d'Yquem, de la Cristalleries de Saint-Louis, de Chanel, d'Hermès… raconte l'écrivain Jean-Claude Dunyach. Il faut reconnaître que le monde du luxe, tel que nous l'avons découvert, est beaucoup plus intéressant que ce que nous imaginions. Nous avons rencontré des gens assez proches de nous, les auteurs, des gens qui imaginent puis créent, et considèrent que leur travail est terminé quand l'œuvre est parfaite.»

Les écrivains choisis ont en commun un univers sensoriel développé, un goût pour l'émotion, un talent pour la description des odeurs, des saveurs, des sons. Comme en témoigne Olivier Paquet: «Une dégustation de vin reste un instant fabuleux. Une perfection de l'instant, même. J'ai tout de suite relié cela à la pensée bouddhiste japonaise, à la conscience du caractère éphémère du moment mais qui n'est pas une considération triste. Le luxe a cette faculté de façonner nos perceptions. Parce que nous prenons conscience de la rareté, nous cherchons à vivre intensément chaque seconde.» Même choc chez l'auteur Samantha Bailly: «La visite des ateliers de couture fut pour moi une véritable révélation. Voir les couturiers au travail, le foisonnement des tissus, cette débauche de beauté, a ouvert une vanne. J'ai pu saisir l'émotion qui a donné à ma nouvelle une dimension plus personnelle en associant ce Rêver 2074 à un espoir lié au feu créatif, à ce qui nous dépasse en tant qu'être humain, à ce que nous aimons plus que nous-mêmes.»

Pour le bonheur de tous

Alors, à quoi ressemble cette utopie imaginée par ces professionnels de l'anticipation ? Dans une préface aux six nouvelles, le linguiste Alain Rey en donne d'abord les limites géopolitiques: «Les grandes puissances de ce petit monde planétaire - la Chine, les États-Unis, le Brésil, le Canada, l'Argentine, le Japon, la Russie et une Europe enfin unie - sont rejointes par de nombreux états d'Asie, du Moyen-Orient, d'Afrique, d'Amérique latine, du Pacifique, dans la demande devenue universelle du bien-être et du bonheur. Les besoins et les désirs humains ont fait éclater les frontières.»

Bref, notre civilisation est donc passée dans une «posthistoire» aussi différente de l'histoire passée que celle-ci l'était de la préhistoire. Voilà pour les bases de l'utopie. En ce qui concerne plus directement les membres du Comité Colbert, Alain Rey évoque un «artisanat retrouvé, rajeuni, rendu puissant (…) qui a rejoint l'art et l'a même dépassé, car les arts ont été compromis, depuis le XXe siècle, par la spéculation et les bulles financières.» Et le luxe? Il rime maintenant avec émotion, sensibilité, l'exigence et le respect, le savoir et l'agir pour le bonheur de tous… Le meilleur des mondes, donc.

De leur côté, les auteurs livrent une vision inspirée de ce rêve. Les amateurs de science-fiction devraient apprécier ces six nouvelles sur le futur de la beauté, sorte de Minority Report du luxe: après avoir échappé au chaos causé par une mystérieuse pandémie, les survivants ont développé de nouvelles capacités de perception, se déplacent forcément en autoplane ou en train qui fonce à 1 000 km/h, hommes et femmes portent des vêtements coupés dans des tissus émotionnels qui disent tout de leurs humeurs, des joailliers taillent des bijoux dans de la roche d'astéroïde, les vins les plus précieux sont conçus par des robots chefs de caves dotés d'intelligence artificielle… Le lecteur se laisse porter.

L'ensemble de ces écrits et la composition musicale font l'objet d'une publication numérique qui sera disponible gratuitement, en français et en anglais dans un premier temps, en japonais et en arabe par la suite. «La commande de ce travail a été une vraie prise de risque du Comité Colbert, conclut l'auteur de science-fiction, Jean-Claude Dunyach. Mais, finalement, je suis très heureux du résultat. Cette anthologie nous a permis de capter une chose aussi vaste que le luxe dans l'ensemble de ses variétés.»


2074, année technologique

2074 a fini par arriver. On déplore une victime: la voiture. Pour le reste, l'humain va plutôt bien, ses sens exacerbés par la technologie qui a fait des progrès saisissants. Bienvenue dans le monde futuriste imaginé par six auteurs de science-fiction invités par le Comité Colbert à écrire quel sera notre monde dans soixante ans. Le pire est passé. Une pandémie dont on ne connaît ni l'origine ni la durée a, semble-t-il, ravagé la terre dans les années 2030 mais une vague d'empathie a déferlé sur le monde pour le sauver. S'il reste des traces de cette épidémie, l'homme a su tirer parti des technologies pour s'adapter.

Six nouvelles se suivent et ne se ressemblent pas, sinon par un contexte commun, l'année 2074, la ville de Paris, des personnages et des sociétés récurrents. Une artiste, la patronne d'un domaine viticole, des couturiers, des joailliers. Certaines choses sont immuables, Paris est le centre du monde, la place Vendôme reste le repaire des bijoutiers et les boulevards du vieux baron Haussmann n'ont pas pris une ride. Tout juste les voitures en sont-elles définitivement bannies.

Xavier Mauméjean plonge d'emblée le lecteur dans la peau d'un homme de 2074: Paul Gilson prend le TransEurop Express (1 000 km/h) comme nous le métro, il porte un costume muni de capteurs qui permettent de recharger des objets, il peut programmer son «egosphère» sur un mode dormant ou conscient. Au restaurant, la carte, grâce à ses senseurs, peut lui suggérer un plat après avoir analysé son état de santé. C'est le règne de la salade, magnifiée par l'art de la composition. La recherche du beau est une quête qui ne s'est pas évanouie. Olivier Paquet imagine, quant à lui, une intelligence artificielle qui ressent le vin. Une œnologue qui a perdu l'odorat en fait une alliée. La vieille dame, mi-française mi japonaise, qui cite Hokusai, est une sacrée bonne femme. On y apprend qu'à l'ère du tout-numérique, l'imprimé conserve un caractère solennel et qu'il a valeur d'authenticité.

Retrouver l'odeur du bon vieux Kelly

Dans la nouvelle intitulée «Facette», Samantha Bailly révèle le comble de l'impudeur, pire que le Bikini dans les années 1960! Grâce à des puces implantées dans le cerveau, l'«émotissu» dévoile les émotions et les humeurs de la personne qui porte des vêtements façonnés dans cette matière. Les modeux de Paris se l'arrachent. Mais une antique maison de couture, à l'ancienne, n'a pas dit son dernier mot. Jean-Claude Dunyach préfère emmener le lecteur dans une grande maison de la place Vendôme où un joaillier amoureux taille des alliances arachnéennes dans des diamants issus de météorites. Là aussi, la technologie a révolutionné le savoir-faire. Les montures peuvent être invisibles, les bijoux se font souples pour épouser les courbes du corps.

Chez le sellier mis en scène par Anne Fakhouri, il y a bien longtemps que le cuir prend la forme voulue par le moulage qu'on lui inflige. Reste à retrouver l'odeur du bon vieux Kelly. Joëlle Wintrebert a, elle, trouvé une solution pour les peaussiers de 2074. Ses chimères laissent leur mue à la disposition des créateurs pour qu'ils magnifient vêtements et accessoires. Si l'aventure vous tente, ce recueil vous y plonge. (Françoise Dargent)