[Série] Syrie : Asma al-Assad, dame de cœur devenue reine de pique (1/3)

[Série] Syrie : Asma al-Assad, dame de cœur devenue reine de pique (1/3)

« Premières dames du monde arabe » (1/3). Belle, élégante, éduquée en Angleterre, l’épouse du président syrien Bachar al-Assad a été la coqueluche des médias jusqu’à ce que la guerre éclate, en 2011. Depuis, on la dit affairiste et prête à tout pour assurer l’avenir du clan Assad.

Avec les sanctions que les États-Unis ont adoptées contre elle, en juin et décembre 2020, puis l’enquête ouverte au Royaume-Uni, en mars 2021, pour « incitation à la commission d’actes terroristes », Asma al-Assad, l’épouse du dictateur syrien, voit sa responsabilité dans les crimes du régime internationalement reconnue.

Apparue pour la première fois aux côtés de son mari, Bachar, au début des années 2000, elle a longtemps fait partie de ces personnages agréablement secondaires qui font la une des magazines people.

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Au fil du temps et des articles qui lui ont été consacrés, cette femme de 45 ans a fini par prendre les traits d’une altesse machiavélique, mi-princesse mi-sorcière, aussi douée pour jouer la comédie de l’apparence que pour manier les armes de la politique.

Comment la petite Londonienne modèle est-elle devenue première dame de Syrie, puis « l’un des profiteurs les plus tristement notoire de la guerre », comme l’a qualifiée Mike Pompeo, l’ex-secrétaire d’État des États-Unis ? Récit en six actes.

Acte I. Little Emma

Dès son enfance, la petite Syrienne née en Grande-Bretagne en août 1975 semble soucieuse de parfaire son personnage. Si Asma parle l’arabe à la maison, elle se veut, en société, plus british que la reine Elisabeth, se faisant appeler Emma par ses camarades de la Church of England Primary School, puis du Queen’s College de Londres.

Ciselée plus tard à l’aide d’experts communicants anglo-saxons, la légende lui prête la jeunesse humble et appliquée d’une princesse en exil. Son père, Fawaz al-Akhras, un cardiologue qui, dans les années 1970, a préféré le climat anglais à l’instabilité de sa terre natale, est parvenu, à force de labeur, à offrir à sa famille une aisance relative.

Grâce à l’entregent de sa mère, employée à l’ambassade de Syrie, Asma, devenue une brillante banquière, rencontre Bachar al-Assad à une soirée, en 1992. Le fils du raïs a lui aussi étudié (l’ophtalmologie) à Londres. Coup de foudre et serments éternels. À la fin de l’année 2000, la belle abandonne une carrière déjà au zénith pour épouser l’élu de son cœur, qui a hérité du pouvoir quelques mois plus tôt, à la mort de son père, Hafez.

Ce récit comporte quelques omissions et embellissements trompeurs. Certes, Fawaz al-Akhras a installé les siens dans une maison modeste, sise dans un quartier sans prétention. Mais, en réalité, ce médecin issu de la bonne bourgeoisie sunnite exerce son métier sur l’une des artères les plus prestigieuses de Londres. La mère d’Asma, Sahar Otri, n’est pas étrangère au clan des Assad : sa sœur a épousé un ministre de l’Intérieur de Hafez al-Assad, Adnan al-Dabbagh, dont les fils, qui profitent aujourd’hui à plein de l’économie de guerre, sont des amis d’enfance de Bachar.

Dans une interview accordée au Guardian en 2002, Asma a avoué que Bachar et elle se connaissent depuis leur enfance, puis affirmé, sur un ton à la fois ironique et sibyllin, n’avoir été informée qu’elle allait l’épouser que la veille de la cérémonie.

Lorsque, en 2001, leur union a été révélée au public, nul ne semblait avoir eu vent de leur liaison, censée avoir commencé huit ans plus tôt. Pour les observateurs avertis, le mariage a sans nul doute fait l’objet de tractations familiales.

Auteur d’une biographie non autorisée du raïs (Bachar en lettres de sang, éd. Plon, 2017), le journaliste Jean-Marie Quéméner nuance : « Le mariage était-il arrangé ? Oui et non. Bachar est tombé fou amoureux d’elle ; mais elle, qui savait qui il était, n’était pas du tout sous le charme. Il a fallu que son père – ses intérêts bien compris – la pousse pour qu’elle fréquente [Bachar] et finisse par être séduite ».

Des rumeurs circulent : Asma a dû rompre avec un amant pour se soumettre à l’injonction familiale ; la banquière a dû renoncer à la signature d’un important contrat, et à un intéressement subséquent, pour partir au plus vite convoler à Damas…

« Dans la banque, elle n’était pas à un échelon de responsabilité élevé », rectifie Michel Duclos, auteur de La longue nuit syrienne (éd. de L’Observatoire, 2019). Celui qui fut ambassadeur de France en Syrie de 2006 à 2009 n’en reconnaît pas moins les talents de communicatrice et de femme d’affaires de l’intéressée.

Acte III. Lady Di d’Arabie

Asma, qui a durant sa jeunesse beaucoup fréquenté les théâtres en Angleterre, lance sa carrière de Première dame sur la plus belle de ses scènes, le palais de Buckingham, où elle est reçue sous les flashs crépitants en 2002.

[Série] Syrie : Asma al-Assad, dame de cœur devenue reine de pique (1/3)

Cette beauté aux boucles blondes et à l’anglais parfait séduit davantage les médias britanniques que son maladroit de mari. Évoquant l’ONG de microcrédit et de développement durable qu’elle a créée l’année précédente (embryon du futur Syria Trust for Development, formidable moteur de sa prospérité et de sa puissance), le quotidien The Guardian note : « Ce n’est pas un dada de première dame à la Evita [Perón]. Asma considère cela comme son travail ».

Cet éloge la flatte bien moins que la comparaison avec « la princesse des cœurs », Lady Diana, disparue cinq ans plus tôt. Certes, le monde arabe ne manque pas d’altesses photogéniques (Cheikha Mozah au Qatar, Rania en Jordanie, Lalla Salma au Maroc), mais la figure glamour, occidentale, libre et engagée de la défunte Diana colle mieux à l’idée qu’Asma se fait d’elle-même comme au rôle de représentation diplomatique qu’elle tient alors auprès de son mari.

Pour l’heure, à Damas, elle est la « pièce rapportée », brimée et tenue à l’écart par « la firme Assad », comme l’avait été Lady Di à Buckingham. Le mariage arrangé entre les familles Assad et Akhras, scellant une alliance symbolique entre la minorité alaouite au pouvoir et l’influente bourgeoisie sunnite, a été mal accueilli par la matriarche du clan. Anissa Makhlouf, l’austère et impérieuse mère de Bachar, n’a en effet pas vu d’un bon œil cette femme belle, brillante et occidentalisée – sa parfaite antithèse – lui ravir son fils.

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Elle mène la vie dure à sa bru. « Au début des années 2000, le vrai gouvernement, en Syrie, était le conseil de famille, explique Michel Duclos. Outre Bachar, y figuraient : Anissa, sa mère ; Bouchra, sa sœur ; Assef Chawkat, son beau-frère ; Maher, son frère. Et l’on faisait venir les cousins Makhlouf quand il était question de business. Asma n’y avait pas sa place. »

Certes, mais la jeune femme attend son heure, en soignant son image d’infatigable humanitaire et en donnant au clan trois enfants, dont deux fils, entre 2001 et 2004.

En 2005, son ascension commence, paradoxalement servie par la brutalité du régime. Celle-ci explose à la face du monde en même temps que le convoi de l’ex-Premier ministre libanais, Rafic Hariri, à Beyrouth. Tenu pour responsable de l’assassinat, Assad devient un paria. Deux mois après l’attentat, le couple assiste, à Rome, aux funérailles du pape Jean-Paul II. Bachar fait profil bas. Asma, elle, fait front, présentant aux invités et aux photographes le visage d’une Syrie avenante.

« Elle joue, à partir de 2005-2006, le rôle de communicante du régime. Les diplomates et les journalistes qui suivent le couple présidentiel lors de ses déplacements en Turquie et en Inde, en 2008, remarquent qu’elle est même devenue la communicante en chef, signe qu’elle s’est taillé une place dans la famille. Fine politique, elle joue à l’étranger l’ambassadrice du clan Assad et fait avancer les pions de sa propre famille à l’intérieur de ce clan », raconte Michel Duclos.

III. La reine de la « com »

Jusqu’au décès, en 2016, de la marâtre Anissa, qui s’était réservé le titre de première dame, Asma n’est « que » akilatu al raïs (« l’épouse du président »). Il n’empêche : sur le terrain culturel et humanitaire, elle prend désormais toute la place. En 2006, la société de relations publiques britannique Bell Pottinger lui affûte un plan de communication offensif, dont l’effet le plus visible est son relooking. Asma se mue en icône de la mode.

Dans les médias nationaux et étrangers, elle promeut l’image d’un ménage de la bourgeoisie syrienne, vivant sans ostentation loin du palais présidentiel, uni et proche de ses enfants.

Parallèlement, elle renforce ses prérogatives dans le domaine du développement et de l’humanitaire, le secteur des affaires étant verrouillé par le clan Makhlouf.

En 2007, elle groupe toutes ses activités dans le Syria Trust for Development (STD), une « organisation non gouvernementale à orientation gouvernementale » qui est avant tout un instrument de pouvoir. « Ce n’était pas de la charité pour la charité, mais un moyen, pour le régime, de canaliser les initiatives de la société civile et, surtout, des ONG étrangères », résume Duclos.

Aujourd’hui, les États-Unis voient dans les « activités humanitaires » d’« Asma-la-profiteuse-de-guerre » un puissant levier de pouvoir. Le STD emploie des milliers de Syriens et touche à des dizaines de secteurs (développement rural, aide aux blessés et aux orphelins de guerre, fabrication de cartes électroniques pour la distribution de produits de première nécessité, etc.).

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À la fin des années 2000, la communication calibrée mise en œuvre par Asma a adouci l’image de la Syrie. En France, Nicolas Sarkozy succède à Jacques Chirac, l’ami du défunt Rafic Hariri. Il nourrit un grand projet d’union méditerranéenne et souhaite repartir sur de nouvelles bases avec le monde arabe. Invité à Paris à l’occasion de la fête nationale, le 14 juillet 2008, le couple Assad est réhabilité.

Michel Duclos, qui a accompagné la première dame au Louvre à cette occasion, se souvient : « Quand la France était encore fâchée avec la Syrie et que je la croisais, à Damas, elle me saluait très froidement. Or, j’ai découvert ce jour-là une Asma à la fois charmeuse et très professionnelle. Elle connaissait sur le bout des doigts tous ses dossiers : une businesswoman jouant parfaitement de sa séduction ». À Paris Match, l’intéressée déclare vouloir apporter « un changement profond » dans son pays.

En 2009, quand Barack Obama succède à George W. Bush, les émissaires américains reprennent le chemin de Damas. En décembre 2010, Bachar est à nouveau invité en France. La communicatrice en chef voit sa stratégie triompher. Le même Paris Match consacre un reportage aux « deux amoureux à Paris » et compare Asma aux deux First ladies les plus glamour du moment, Carla Bruni et Michelle Obama. Quelques jours plus tard, loin de là, dans l’ouest tunisien, un vendeur de légumes désespéré s’immole par le feu, déclenchant l’incendie du Printemps arabe, dont les flammes dévoreront la Syrie.

Acte IV. La Marie-Antoinette de l’Orient

Sorti dans la foulée de l’escapade parisienne, le reportage que consacrait, en mars 2011, l’édition américaine de Vogue à « Asma, la rose du désert » aurait pu passer comme une lettre parfumée à la poste. Raté : ce portrait plus que flatteur paraît alors que les forces de sécurité de Bachar al-Assad mitraillent les manifestants. Face au scandale, Vogue retire l’article de son site. Le monde réalise que la rose a des épines et qu’Asma va entamer une traversée du désert.

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Ses conseillers et collaborateurs, souvent des binationaux éduqués en Occident, fuient le pays. Sa communication se grippe : elle devient une Marie-Antoinette arabe, dépensière et insensible à la souffrance populaire. Aujourd’hui, l’on sait que la première dame vit dans un luxe indécent, dont elle fait profiter sa famille, quand son pays est plongé dans la misère. Mais, en 2011, elle pouvait encore être comparée à l’altesse futile et ingénue de 1789, assiégée en son palais.

Acte V. Cendrillon ?

La raïssa est nue. Elle ne peut plus tirer les ficelles de sa brillante « com » tant la répression qui s’abat sur les Syriens révoltés est violente. Elle disparaît des écrans et des magazines pour ne resurgir qu’en janvier 2012, pâle et amaigrie, à l’occasion d’un rassemblement partisan. Certains la croient prisonnière, telle une Cendrillon séquestrée par sa cruelle famille. On murmure qu’elle a tenté de fuir le pays avec ses enfants.

« Je suis sûr qu’elle est horrifiée, déclare Ribal al-Assad, un cousin germain de Bachar installé à Londres. Elle n’a assurément pas oublié les valeurs dans lesquelles elle a été élevée au Royaume-Uni ».

Neuf ans plus tard, Michel Duclos tempère : « Ce qui est frappant, c’est qu’elle et son mari sont capables de faire la synthèse entre des cultures, qui, aux yeux des Occidentaux, seraient incompatibles. Quand Bachar recevait des délégations étrangères, son vernis occidental était impeccable. Mais, viscéralement, il est un chef alaouite. Asma, elle, reste une bourgeoise sunnite qui a épousé un système totalitaire ».

En mars 2012, les courriels du couple, piratés par des militants syriens et publiés par le Guardian, révèlent une tout autre histoire. On y découvre qu’Asma dépense des sommes astronomiques en mobilier, vêtements et bijoux. On y lit des échanges coquins entre son mari et quelques jolies admiratrices. L’étalage de l’infidélité de son époux incommode davantage la maîtresse de maison que les massacres perpétrés au-dehors.

« Elle l’a quitté pendant près d’un an et a menacé de partir pour Londres avec les enfants, raconte Ayman Abdel Nour, un ancien proche conseiller du raïs. Le père d’Asma a alors arrangé un accord : à Bachar, la politique et la défense ; à Asma, l’économie et l’administration. Elle n’a cependant pu obtenir pleine satisfaction qu’à la mort de sa belle-mère, en 2016. Depuis, son pouvoir n’a cessé de croître ».

VI. La « maléfique »

En réalité, l’horizon d’Asma s’est éclairci dès 2012. Son beau-frère, le vice-ministre de la Défense Assef Chawkat, meurt dans un attentat, et sa femme s’est installée à Dubaï, suivie un an plus tard par la mère de Bachar.

Jusque-là obstacle majeur à l’ascension de l’ex-banquière, l’empire économique des Makhlouf perd le soutien de la matriarche. En 2019, les créanciers russes et iraniens de Bachar demandent à être remboursés. Sous le prétexte qu’ils n’ont pas payé le fisc, les Makhlouf voient leurs biens gelés. Le plus influent cousin, Rami, (qui contrôlait, dit-on, 60% de l’économie nationale en 2011), est placé en résidence surveillée.

« Asma a compris qu’elle ne pourrait se reposer sur un État déliquescent pour garantir l’avenir de ses enfants et qu’il lui fallait mettre des ressources propres en sécurité. Rami, devenu trop puissant, a été éliminé au profit d’Asma et du clan Akhras », confirme le géographe Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie.

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De fait, en février 2021, des proches d’Asma ont été nommés au conseil d’administration de Syriatel, ancien fleuron de l’empire Makhlouf, et la première dame a lancé son propre réseau de téléphonie, Emmatel.

La guerre lui a aussi permis de consolider son empire humanitaire. Son trust reçoit les fonds internationaux destinés à l’aide et à la reconstruction dans les zones tenues par le régime.

Après l’éclipse de 2011-2012, la première dame est réapparue dans les médias et sur les réseaux sociaux, optant pour t-shirts et jeans, plus appropriés que tailleurs et talons aiguille aux situations dans lesquelles elle se met en scène.

En 2018, son combat rapidement remporté contre un cancer du sein est cité comme un exemple de pugnacité face à un ennemi intérieur. La réalité du diagnostic laisse sceptique Ayman Abdel Nour. L’ex-conseiller du raïs doute également que le couple présidentiel ait attrapé le Covid-19, en mars 2021 : « Des mises en scène pour émouvoir les médias, susciter la compassion et détourner l’attention », fustige-t-il.

Ayman Abdel Nour ne doute pas, en revanche, qu’Asma se prépare à remplacer son mari : « S’il devait arriver quelque chose à Bachar, elle assurerait la transition entre lui et leur fils aîné, Hafez, qui n’a que 19 ans. Son portrait fleurit sur tous les bâtiments gouvernementaux et, même si elle n’assiste pas aux réunions, c’est elle qui donne les ordres. Ces derniers mois, elle a rencontré les caciques de la communauté alaouite. Elle leur a consacré beaucoup de temps et d’argent. Quant aux forces de sécurité, la nomination d’un alaouite respecté au ministère de la Défense devrait suffire à calmer leur mécontentement ».

Asma pourrait-elle régner un jour sur la Syrie ? Elle semble en avoir l’ambition, mais, si elle y parvenait, elle ne gouvernerait, sous la coupe de généraux russes et iraniens, qu’un territoire détruit, mutilé et vidé de la moitié de ses habitants. Dans un mail de décembre 2011, qui a fuité peu après, Asma écrivait à Bachar : « Si nous sommes forts ensemble, nous surmonterons [l’épreuve] ensemble. Je t’aime ».

Dix ans plus tard, la solidité du couple reste intacte. « À chaque défaillance, Asma est là, dans l’ombre, pour remonter le moral à son mari. Ils ont fini par former un couple fort, fusionnel, obsidional. Seuls dans leur forteresse, mais capables d’aller chaque fois plus loin, ils sont comme deux junkies “accros” au pouvoir, qui ne peuvent plus rien l’un sans l’autre », conclut le biographe Jean-Marie Quéméner.