Leboncoin : jusqu'où ira le géant des petites annonces ?

Leboncoin : jusqu'où ira le géant des petites annonces ?

Cet article est issu du magazine Capital

«Vends tapis de gym en très bon état, plus un haltère de 3 kilos, idéal pour sport pendant le confinement. 6 euros.» Cette annonce postée depuis la Sarthe le 1er novembre dernier, par une certaine Nat, fut loin d’être la seule dans son genre sur Leboncoin. Alors que l’épidémie obligeait à fermer du même coup les salles de fitness et les magasins Decathlon, plus d’un particulier a eu l’idée de vider son garage, et d'aider ce faisant les sportifs en manque. En mai dernier, déjà, les offres d’haltères avaient bondi de 320% par rapport à mai 2019 sur le vide-greniers en ligne.

Partout en France, des vendeurs s’étaient donné furtivement rendez-vous au coin de la rue pour écouler leurs marchandises – environ 80% des transactions sur Leboncoin se concluent en mains propres, et de préférence désinfectées. Six mois avant l’épidémie, le site avait aussi mis en service la livraison et le paiement en ligne, achevant d’en faire un réflexe sûr pour les Français confinés… voire une alternative à l'e-commerce classique.

Car Amazon n’est pas le seul à profiter de la crise. Après avoir marqué le pas pendant le premier confinement, Leboncoin est reparti de plus belle cet été et à la rentrée, avec une croissance des visites de 24% en septembre par rapport au même mois en 2019. «Ça a été plus qu’un rattrapage», observe Antoine Jouteau, le directeur général du groupe. Pourquoi ? «Les gens ont besoin de dégager du pouvoir d’achat, et ils le font grâce à nous en consommant mieux, près de chez eux, donnant une deuxième vie à des objets.»

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Ecologie, lien social, bonnes affaires : voilà Leboncoin plus que jamais planté au carrefour de toutes les aspirations des consommateurs. Qu’ils souhaitent changer de garde-robe, de meubles, de maison, de voiture ou de job, 29 millions de visiteurs s’y connectent chaque mois, presque autant que sur Amazon. Et ils y postent quelque 800.000 annonces par jour. De quoi alimenter une belle machine à cash : l'entreprise cumulait 375 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier, et affichait 50,2% de marge brute en ce troisième trimestre 2020… Une rentabilité digne du secteur du luxe, qui permet à sa maison mère norvégienne, Adevinta, d'étendre toujours plus son empire en multipliant les acquisitions, dans l’annonce auto, hôtelière ou immobilière, en France et à l'international.

Antoine Jouteau, présent quasiment depuis les débuts de l’entreprise, contemple le chemin parcouru assis dans un canapé de ses locaux flambant neufs du quartier du Sentier, à Paris : «Nous y serons à l’aise pour les deux ou trois prochaines années», jauge-t-il. Avec 1.500 employés et 250 embauches par an, Leboncoin n’est pas «un site tenu par 50 personnes et créé par un vieux à casquette», comme certains pourraient le croire, sourit Loïs de Jorna, un entrepreneur qui a récemment rejoint la société.

Le site est né en 2006 à l’initiative du groupe norvégien Schibsted et d’une filiale d'Ouest-France, qui avaient identifié dans la digitalisation des petites annonces un créneau porteur. La croissance ne s’est jamais démentie depuis, et s’est nourrie d'acquisitions pour diversifier l’activité : en 2017, Agriaffaires (vente de matériel agricole) et A vendre à louer (immobilier); en 2018, Videdressing (vêtements de seconde main); en 2019, L’Argus (véhicules d’occasion) et Locasun (vacances). Le siège norvégien, qui pilote déjà des sites en Espagne, en Italie et au Brésil, voit encore plus grand. Adevinta s’apprête en effet à racheter eBay Classifieds Group, filiale de petites annonces de l'e-commerçant américain, qui gère des cousins du Boncoin en Allemagne, au Royaume-Uni, au Canada… Ce mariage permettra à l’ensemble de peser 1,8 milliard d’euros de chiffre d’affaires: «C’est la naissance d’un nouveau géant, capable de concurrencer les Gafa», pronostique Antoine Jouteau.

Tout l’enjeu, pour ses équipes, est de préserver l’ADN si familier de son service tout en le modernisant. La couleur orange, la simplicité apparente, voire ringarde de la mise en page des annonces, tout cela est en fait très étudié : «Faire simple et efficace est loin d’être facile», répète Antoine Jouteau. Derrière chaque dépôt d’annonce se cache par exemple un système d’intelligence artificielle conçu par ses développeurs à Paris, qui filtre automatiquement les contenus illégaux ou douteux (drogue, armes…). La simplicité d’utilisation du site et la gratuité des annonces sont les deux éléments qui ont assuré son succès, relève le sociologue de la consommation Vincent Chabault dans son ouvrage «Eloge du magasin. Contre l’amazonisation» (Gallimard).

Le cas du Boncoin «montre l’erreur qu’il y aurait à qualifier le commerce en ligne de déshumanisé et de déshumanisant: il est ici la source de relations sociales, de rencontres face à face», écrit-il. Pour autant, une des premières demandes des aficionados était d’introduire la livraison, entrée dans les mœurs des consommateurs. C’est chose faite, depuis l’été dernier : livrer un vinyle ou une veste est possible via La Poste, ou Mondial Relay jusqu’à 30 kilos. L’opération est à la charge de l’acheteur, et Leboncoin se dégage «une petite marge» sur son montant, explique le DG.

Leboncoin : jusqu'où ira le géant des petites annonces ?

Ce virage vers le «transactionnel», ou la vente «intermédiée», est pour l'entreprise un moyen de développer de nouveaux revenus. 21,1 milliards d’euros de transactions ont été enregistrées entre vendeurs en 2019 (soit 0,87% du PIB français!), qui souvent privilégient le cash. En rachetant le site d'e-commerce Videdressing, Leboncoin lorgnait le savoir-faire de ses équipes en matière de paiement en ligne, un service lui aussi proposé depuis l’été dernier directement sur le site. Il est assorti d’une commission de 4% du montant, d’un minimum de 0,99 euro par article. Très demandé par les acheteurs, ce système doit aussi permettre d’éviter les arnaques. Nous l’avons constaté en y vendant notre canapé (trois places, tissu gris, style scandinave).

Notre dépôt d’annonce a été aussitôt suivi d’un SMS très douteux: «Votre annonce m’intéresse beaucoup, veuillez S.V.P. me joindre par mail avec votre prix final.» L’interlocuteur nous invitait ensuite, toujours par mail, à communiquer un compte PayPal, et annonçait vouloir verser un bonus de 30 euros par rapport au prix initial, «pour la réservation». Alléchant... L’arnaque est bien rodée : un mail prétendument émis par PayPal indiquant que le paiement a bien été effectué est ensuite envoyé au pigeon, qui se fait ainsi duper s’il ne vérifie pas son compte. «Je souhaiterais faire passer un transporteur à votre domicile pour la récupération», prévenait notre escroc... De nombreux internautes trop crédules, sur les forums, se lamentent d’avoir ainsi envoyé un iPhone ou un ordinateur sans se méfier...

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Ce rôle d’intermédiaire de confiance est stratégique pour Leboncoin qui ne cesse de vouloir étendre son territoire. A commencer par le marché florissant de la voiture d’occasion. «Nous avons 2,5 fois plus d’annonces que notre premier concurrent», observe Olivier Flavier, le nouveau directeur général du groupe Argus, éditeur de la fameuse cote des véhicules d’occasion, dont le rachat a été finalisé l’an dernier. Sous chaque annonce Leboncoin, désormais, une fourchette de prix Argus est affichée à titre indicatif (la cote exacte restant payante): un service de plus offert aux acheteurs. L'Argus est une référence pour les particuliers mais aussi les concessionnaires, qui utilisent ses logiciels spécialisés pour gérer leurs stocks de véhicules.

Les annonces Leboncoin aideront ces pros à vendre mieux leurs modèles d’occasion. «Nous pourrons dire à un concessionnaire de Dijon combien de personnes de sa région recherchent une Clio, et donc s’il doit augmenter son stock ou à l’inverse baisser les prix», explique Olivier Flavier. Pour les ventes entre particuliers, une attention a aussi été portée au paiement sécurisé grâce au rachat de la start-up PayCar, qui a mis au point un système de sécurisation des fonds jusqu’à la conclusion de la vente.

Si le site est très populaire en France, cette audience est surtout monétisée auprès des professionnels, qui génèrent entre 80 et 85% du chiffre d’affaires du Boncoin, qu’il s’agisse d’agents immobiliers ou d’entreprises qui recrutent. Car, pour elles, les annonces sont payantes. En tout, 500.000 pros en France l’utilisent d’une façon ou d’une autre, soit 15% des entreprises françaises. Et ce n’est qu’un début. Leboncoin lance l’offensive sur une nouvelle cible, les hôteliers. Très dépendants du tout-puissant Booking.com, auquel ils versent des commissions allant de 15 à 17% du prix de la chambre par réservation, ils pourraient bientôt lui préférer le site français déjà plébiscité pour ses annonces de location de vacances entre particuliers.

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Pour les attirer, Leboncoin a racheté Pilgo, service de réservation soutenu par le syndicat des hôteliers, qui s’est engagé à plafonner ses commissions à 10% du prix de la chambre. Loïs de Jorna, concepteur de Pilgo, sait qu’il trouvera là l’audience qui lui manquait: «90 à 95% du trafic du Boncoin n’est pas dépendant de Google», souligne-t-il. Comme les annonces de locations en résidence de Locasun, autre site racheté, celles des hôteliers se retrouveront panachées dans les requêtes des internautes, créant un grand portail touristique généraliste. Les chaînes Accor ou Logis sont de premiers partenaires probables. Loïs de Jorna pense qu’il n’y a pas de contradiction à associer une marque comme Sofitel (groupe Accor) avec celle du Boncoin: «C’est là que se vendent le plus de Porsche d’occasion. Une fois qu’on a compris ça...»

Face aux géants de la tech américaine, présumés cyniques, la société se positionne comme l’ami qui vous veut du bien. Avec comme premier argument massue, le montant des taxes, impôts et charges sociales payées en France: 142,5 millions d’euros en 2019. Leboncoin travaille aussi depuis des mois à devenir une «entreprise à mission», qui fixe dans ses statuts sa finalité sociale ou environnementale, comme l’a récemment fait Danone. Est-il si vertueux que cela? Un internaute averti lui reproche le manque de transparence sur l’utilisation des données de ses usagers. Dans un billet intitulé «La grande braderie de vos données personnelles sur Leboncoin», cet anonyme travaillant dans la tech publicitaire a recensé les «mouchards» traçant les internautes qui arrivent sur la page d’accueil du site. Surprise : même si les visiteurs refusent ces «cookies», comme le permet le règlement européen sur la protection des données (RGPD), ils restent suivis par les trackers de Google et de Facebook. 15 à 20% du chiffre d’affaires du Boncoin dépend du ciblage publicitaire, et sa régie a collecté les préférences de 63 millions de profils anonymisés, qu’elle commercialise auprès des annonceurs: un business dans lequel il est quasi impossible de se passer des Gafa. L'entreprise s’estime malgré tout «conforme au RGPD».

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Avec tous ces fers au feu, lui reste-t-il encore des domaines à défricher dans l’univers de la petite annonce ? On pense naturellement au business des rencontres, ce qui fait sourire Antoine Jouteau. «On a dit il y a des années, pour la blague, qu’on ferait “Leboncoup.fr”, mais c’est en fait un secteur saturé, sur lequel on n’apporterait rien.» Le DG assure cependant qu’il reste de très nombreuses opportunités à explorer. Sans être plus précis, il dit lorgner le marché des services aux particuliers, où aucun acteur ne s’est vraiment imposé. Si grâce à lui la recherche d’un serrurier ou d’un plombier est facilitée, on ne pourra que s’en féliciter.

Avec le premier confinement, les recherches sur ces produits ont explosé*

Ses salariés expérimentent le futur du travail

Ici, même le patron n’a pas de bureau attitré ! Bienvenue dans les tout nouveaux locaux du Boncoin, 8.500 mètres carrés déployés dans un immeuble moderne situé dans le quartier du Sentier, à Paris – ce «Silicon Sentier» où se concentrent de nombreuses start-up. A chaque étage enveloppant le patio vitré, des casiers numérotés contiennent les ordinateurs et effets personnels des salariés, qui travaillent tous en flex office et choisissent leur bureau en arrivant le matin. Bien sûr, la pandémie a temporairement changé la donne : «Seuls 15% des employés sont présents sur le site aujourd’hui», remarquait Antoine Jouteau lors de notre visite, fin octobre.

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Très attaché à cultiver la bonne ambiance et la proximité entre ses équipes, Leboncoin a organisé un programme d’entraide durant le confinement, où des volontaires passionnés de sport donnent des cours de boxe ou de gym suédoise à distance à leurs collègues – d'autres proposent une initiation à la poterie. Des apéros virtuels sont aussi organisés. En temps normal, environ 250 employés, surtout spécialisés dans la technologie, sont embauchés chaque année. Devant la difficulté de recruter ces profils très recherchés, une prime de cooptation de 1.000 euros est prévue pour celui qui aidera au recrutement d’une connaissance.

Les commerces fermés vont-ils préférer Leboncoin à Amazon ?

Hécatombe à venir ? Alors que la fermeture des commerces «non essentiels» a été reconduite lors du deuxième confinement, la survie de nombreuses entreprises se trouve dans la balance. Les aides gouvernementales prévues pour la numérisation des petits commerces, autorisés à livrer ou à pratiquer le retrait en magasin, ont surtout mis en lumière la faible présence en ligne de beaucoup d’entre eux, démunis même après l’expérience du premier confinement. Les grands acteurs de l'e-commerce ont vite proposé leur aide à ces PME, de façon pas toujours désintéressée.

Cdiscount a offert la possibilité aux commerçants de mettre en ligne leurs produits sans frais, et a diminué de moitié sa commission en cas de livraison. Amazon a choisi de les dispenser des frais d'inscription à sa plateforme, de 39 euros mensuels, pendant trois mois, mais sans renoncer à ses commissions de l’ordre de 15% par vente. Et Leboncoin ? Il a décidé d'offrir 80 euros de crédit par mois pendant deux mois sur leur «compte pro», afin qu’ils déposent des annonces et écoulent ainsi leur marchandise. Après tout, de nombreux fabricants ou vendeurs de meubles, par exemple, s’en servent déjà comme d’un canal de vente privilégié.

Paradoxe : jusqu’ici, le site était plutôt considéré par les commerçants comme un concurrent redoutable. Le patron d’une grande enseigne de meuble confiait récemment à Capital redouter davantage Leboncoin qu’Ikea… En fait, même le suédois craint le grand vide-greniers. Le 6 novembre dernier, selon nos relevés, la recherche du mot-clé «Ikea» renvoyait vers 207.430 résultats sur Leboncoin, et celle de «Decathlon» vers 211.060 résultats. Autant de ventes perdues pour ces enseignes, malgré l’utilisation faite de leur précieuse image de marque. Le patron, Antoine Jouteau, a bien noté un changement d’attitude sur le sujet : Ikea se met par exemple en Suède à revendre des articles remis à neuf. Autre indice, de nombreux magasins testent depuis des années la vente de stocks reconditionnés sur leur site, avec de très bons résultats. «Leur perception a pivoté sur ce marché de l’occasion. Le fait qu’ils y entrent, cela va faire exploser le marché, le structurer. Ils ont pris conscience que leurs clients ont de la valeur.»

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