Le nucléaire est-il une énergie durable ? Bruxelles reporte sa décision

Le nucléaire est-il une énergie durable ? Bruxelles reporte sa décision

La décision était attendue, elle est finalement reportée. Soumise à la pression des Etats membres et des associations environnementales, confrontée à des controverses scientifiques, la Commission européenne remet l'arbitrage sur l'intégration du nucléaire dans la taxonomie verte « à plus tard dans l'année », a indiqué son vice-président, Valdis Dombrovskis, mercredi 21 avril. Pour soutenir la finance durable, cette taxonomie servira à trier les activités selon leur caractère bénéfique, ou non, dans la lutte contre le changement climatique - afin d'atteindre les objectifs ambitieux définis en la matière.

Et la question de son périmètre agite, depuis plusieurs semaines, les sphères politiques et industrielles. D'abord cantonnée à un débat d'experts, les milieux d'affaires s'en sont emparé avec passion, et le sujet a peu à peu gagné du terrain dans le débat public. A la réunion sur le climat du Medef, le 15 avril dernier, ses possibles contrecoups étaient sur toutes les lèvres. Jusqu'à en faire frémir le géant EDF qui, inquiet pour l'avenir de son activité, a su multiplier les louanges de l'atome. Pour cause, cette pièce maîtresse du plan d'action européen touche à un enjeu crucial, existentiel même pour les entreprises françaises : celui de leurs financements futurs.

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Bataille autour du nucléaire

Alors, sans surprise, en France, la classification soulève la question épineuse de l'énergie nucléaire : de quel côté se situera-t-elle dans la typologie ? Celle-ci émet certes peu de CO2, permettant à l'Hexagone de proposer une électricité peu carbonée. Mais l'infrastructure devient vieillissante et la problématique des déchets reste irrésolue.

Au-devant des arguments scientifiques, force est de constater que le sujet a pris une tournure politique, parfois militante. Si l'atome a « de l'avenir en France », assure le ministre de l'économie, Bruno Le Maire, sans quoi « nous ne pourrons pas réussir la transition écologique », son intégration tuerait l'esprit de la taxonomie, avertissent plusieurs ONG. Et quand la Hongrie ou la Pologne la défendent corps et âme, l'Allemagne et l'Autriche s'y opposent fermement.

Le nucléaire est-il une énergie durable ? Bruxelles reporte sa décision

Les industriels du secteur, bien sûr, se sont mêlés à la partie. Pour eux, l'enjeu est de taille : les activités exclues du label risqueront dès lors d'être étiquetées « non durables » pour les investisseurs, dans leurs choix stratégiques d'actifs non risqués sur le long cours. « Ils n'auront pas envie de financer une activité qui ne leur rapportera aucune augmentation de leur part verte, et qui ne sera plus au rendez-vous de sa valeur future », avance Eric Duvaud, fondateur et responsable de l'équipe développement durable d'EY.

Hors de question pour EDF, qui, en se basant sur les dépenses en capital, a calculé que sa compatibilité avec les critères de la taxonomie serait de 43 % si le nucléaire était exclu, contre 96 % dans le cas contraire. « Si l'on veut réussir la transition énergétique, on aura besoin d'investissements importants. Ce n'est pas intelligent de nous rajouter des obstacles, avec un coût supplémentaire pour la collectivité », avait déclaré le 8 avril Bernard Descreux, directeur financement et trésorerie du groupe.

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Prise en étau dans cette bataille acharnée entre un éventail d'acteurs « pro » et « anti » - Etats, industriels, entreprises, scientifiques ou associations -, la Commission a ainsi expliqué que le nucléaire n'était ni exclu, ni inclus : son utilité pour le climat devra être tranchée plus tard, aux côtés du gaz naturel - lui aussi source de vifs débats, notamment en Pologne. « Les arbitrages au sujet de ces deux énergies sont structurants. Mais la Commission ne veut pas qu'elles empêchent le démarrage de la taxonomie, en parasitant les actes délégués présentés aujourd'hui », explique Eric Duvaud.

Des analyses précipitées

Car en-dehors de ces dossiers brûlants, la Commission a dévoilé ce mercredi ses premiers critères pour les activités retenues dans la classification. Outre les cas du nucléaire et du gaz, donc, ils concernent 13 secteurs, eux-mêmes divisés en 100 catégories, analysées dans le cadre du règlement. En définissant des seuils d'émissions en-dessous desquels ils sont considérés comme « verts » (moins de 100g de CO2/kWh), la Commission lance ainsi sa première version de la taxonomie.

« Mais toutes les activités n'ont pas été analysées », s'alarme Eric Duvaud, qui regrette l'absence d'une phase de mise en application pratique, « nécessaire » pour affiner le système.

De plus, alors que l'enjeu principal est celui de financer la transition, Eric Duvaud s'interroge sur la pertinence d'un seuil défini de manière absolue. « Il aurait été plus intéressant d'introduire des seuils en pourcentages de progrès, pour identifier les efforts des entreprises polluantes aujourd'hui, afin de les intégrer dans le changement plutôt que de les exclure », précise-t-il.

Manque de données techniques des entreprises

Surtout, insiste-t-il, il est impossible de mesurer aujourd'hui les informations nécessaires à la mise en œuvre de la taxonomie verte, dont la première étape est pourtant sur les rails. Alors qu'un projet de révision de la directive sur le reporting extra-financier est présenté aujourd'hui par la Commission, pour une entrée en application en 2023, le consultant relève un « problème de cohérence » du calendrier.

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Selon lui, sans comparabilité ni fiabilité des données au niveau européen, il est impossible pour les entreprises de définir réellement la contribution à tel ou tel objectif environnemental de leur chiffre d'affaires. « Pendant quelques années, on va se trouver dans une situation d'imprécision des données, alors qu'on aura choisi d'opérer cette classification des activités durables », conclut Eric Duvaud.

Marine Godelier

6 mn

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