La vérité sur l'argent des produits vendus hors TVA aux touristes

La vérité sur l'argent des produits vendus hors TVA aux touristes

Il est tout juste 9h30, le rideau de fer des Galeries Lafayette vient à peine d'être levé que se bousculent déjà des centaines de touristes chinois pressés de dénicher le dernier sac Chanel ou Hermès. Leur temps est compté: ils ne passent qu'un jour et demi en France, et c'est à Paris qu'ils dépensent près de 80% de leur budget shopping. Depuis quatre ans, au bonheur des marques de luxe et des grands magasins, les dépenses en produits détaxés des Chinois en France ont été multipliées par 6,5.

Leur panier moyen a bondi de 80% sur la même période pour atteindre des sommets: en 2012, les Chinois ont déboursé 1.500 euros en moyenne par acte d'achat! "Il n'est plus rare que la caisse centrale des Galeries enregistre pour un même client une facture d'une dizaine de milliers d'euros", témoigne une vendeuse du grand magasin. Les produits de luxe sont 20% moins cher en moyenne que dans leur pays, et les Chinois, comme tous les visiteurs non européens, bénéficient, en plus, d'une détaxe qui leur rembourse tout ou partie de la TVA (à 19,6%) sur chacun de leurs achats dont le prix est supérieur à 175 euros.

Un avantage majeur pour les marques de luxe

Une directive européenne complétée par le Code des douanes stipule qu'un commerçant peut rembourser tout ou partie de la TVA aux clients qui justifient la sortie effective de la marchandise hors du territoire. A l'aéroport, ils font ainsi tamponner leur bordereau d'achat par la douane, puis récupèrent ensuite l'argent du remboursement, soit en liquide au guichet d'une société spécialisée, soi via un virement sur leur compte. Les marques de luxe ont bien compris qu'elles pouvaient tirer de ce remboursement partiel de TVA un avantage compétitif à peu de frais. "C'est un service que nous rendons à nos clients", note pudiquement Anne Sarah Panhard, directrice générale d'Hermès France.

En fait, tout un business très lucratif s'est construit autour de la gestion de cette détaxe. Chanel ou Louis Vuitton ne remboursent que 12% sur le montant TTC du produit, et Hermès seulement 10%. Mais, pour le client, c'est déjà une belle remise. Par exemple, un touriste chinois achetant un sac 1.000 euros recevra 120 euros sur une TVA qui en représente 164. Le solde, soit les 44 euros d'écart, est empoché par des intermédiaires, comme Global Blue ou Premier Tax Free, qui gèrent la procédure de détaxe pour les marques. Un business florissant.

Des rétro-commissions ultra-confidentielles

Mais les marques de luxe ne s'oublient pas. Elles s'octroient discrètement une petite marge sur ce remboursement de TVA. "C'est ultraconfidentiel", élude, un rien gêné, Eric Noyal, directeur général de Global Blue qui, avec Premier Tax Free, truste 80% du marché de la détaxe en France. Son concurrent Gregory Briand, d'Euro Free Shopping, se montre plus bavard. "Les marques de luxe se prennent une marge qui correspond à une moyenne de 2 à 3% du montant TTC de l'achat." Si bien que, sur un sac acheté 1.000 euros, un touriste chinois touchera 120 euros, l'intermédiaire 24 euros, et la marque de luxe 20 au minimum. A la fin de l'année, les griffes de luxe font leurs comptes: grâce à un remboursement très partiel de la TVA, elles arrondissent leurs marges de quelques dizaines de millions d'euros.

La vérité sur l'argent des produits vendus hors TVA aux touristes

Aux Galeries Lafayette Haussmann, dont plus de la moitié du chiffre d'affaires est réalisé grâce aux achats des touristes, le non-remboursement de la totalité de la TVA a rapporté, en 2012, 30 millions d'euros. "Il y a, certes, des frais informatiques liés à la gestion des flux financiers, mais ils sont amortis depuis quelques années", reconnaît un membre de la direction financière du magasin. Un peu de beurre fait sur le dos d'une TVA partiellement remboursée aux touristes et dont l'Etat ne verra pas la couleur.

Le seul perdant, c'est l'Etat

En 2012, le marché de la détaxe en France a représenté un volume de l'ordre de 4 milliards d'euros, en progression de 25 à 30% par an. Un montant sur lequel l'Etat ne perçoit donc pas la TVA, soit plus de 650 millions d'euros de manque à gagner. "Nous avions imaginé en 2011 de relever le seuil de remboursement de la TVA au-delà des 175 euros pour faire entrer un peu plus de TVA dans les caisses de l'Etat, mais c'est un dispositif encadré par Bruxelles", explique-t-on à la Direction générale des douanes.

Pour certains parlementaires comme le député socialiste Jean-Yves Le Déaut, cet "avantage accordé aux touristes pour l'achat de produits de luxe peut paraître malvenu, alors qu'il est demandé un effort à nos concitoyens". C'est le sens de la question écrite qu'il a posée à Pierre Moscovici, ministre de l'Economie et des Finances, le 11 décembre dernier. Pas touche, lui a répondu le ministre le 12 février. "Le resserrement des conditions de la détaxe pourrait entraîner un effet d'éviction des achats faits par les touristes vers les Etats voisins, en particulier vers l Allemagne ou le Royaume-Uni, où la détaxe est accordée dès le premier euro", détaille le ministre. Et il précise que Paris reste au premier rang européen du tourisme de shopping. Un argumentaire précis soufflé par le lobbying très actif du Comité Colbert, représentant des maisons de luxe, qui a ses entrées à Bercy.

Les fraudes sont nombreuses car très faciles à réaliser

Les touristes sont donc assurés de conserver leur ristourne d'environ 12% sur les produits de luxe. Et ils ne sont pas les seuls à en profiter. Des filières très organisées existent aussi. Les douanes n'ont plus les moyens de contrôler toutes les sorties de marchandises du territoire. Le tamponnage des bordereaux se fait quasi automatiquement. 'Nous disposons de deux agents par aérogare en journée', reconnaît Alain Fillion, chef des contrôles de la douane à Orly, qui vise chaque année 300.000 bordereaux de détaxe.

Les douanes minimisent: les services communiquent sur 1.019 cas de fraude en 2011. Trafic de tampons des douanes ou fausses sorties du territoire constituent les grands classiques. Comme l'illustre le cas de cette Chinoise qui se présentait comme personal shopper aux Galeries Lafayette. En 2011, elle a acheté pour 2 millions d'euros de sacs Chanel censés être livrés à Hong-kong, qui étaient revendus dans des dépôts-ventes français. Entre-temps, elle avait obtenu une ristourne de 24.000 euros grâce à la détaxe. Pas mal pour une marque qui ne fait jamais de soldes.