Éric Bonnem : « proposer des ascensions de sommets à 8 000 mètres reste une affaire de passionnés »

Éric Bonnem : « proposer des ascensions de sommets à 8 000 mètres reste une affaire de passionnés »

Cet automne, les lecteurs du site de Montagnes Magazine ont pu suivre le voyage d’Expeditions Unlimited sur le Manaslu. Éric Bonnem, fondateur de Secret Planet (maison-mère d'Expeditions Unlimited), revient pour nous sur leurs trois semaines d'expédition sur la huitième plus haute montagne du monde.

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Éric Bonnem cet automne au Manaslu. © Pascal Pompei / Expeditions Unlimited

C’étaitta première expédition en haute altitude. Peux-tu nous raconter tesimpressions personnelles, pour commencer ?

Oui, c’était effectivement mon premier 8000. D’abord,notre groupe d’alpinistes était incroyablement chaleureux et soudé, qu’ils’agisse des Français ou des Népalais, et une confiance collective dans le faitque nous allions vivre une grande aventure s’est rapidement établie. Letemps de l’acclimatation, qui a duré une grosse quinzaine de jours, est passé àune vitesse folle, tant les profils des uns et des autres étaient riches etvariés, avec des discussions passionnantes et des parties de beloteanimées. Notre équipe locale était aux petits soins avec nous, et réciproquement. Toutse présentait sous les meilleurs auspices pour notre tentative sommitale.

Le Manaslu était pour nous seuls avecl’expédition russe de Rustam Nabiev, alpiniste amputé des deuxjambes, la vingtaine d’autres équipes ayant terminé quelques joursauparavant. La montagne commençait à se charger de neige d’après-midi,mais la météo restait stable avec très peu de vent. Finalement, 14d’entre nous ont atteint le sommet, 5 Français dont un sans oxygène [Pascal Pompei,ndlr], et 9 Népalais. Nous voir tous ensemble là-haut m’a procuré unplaisir immense, d’autant que tout le monde paraissait bien en forme, dans cetenvironnement irréel.

Me concernant, j’ai bien sûr ressenti un sentimentd’accomplissement en arrivant au sommet, ainsi qu’une grande fierté d’avoirréalisé cela avec un super groupe, soudé, et du fait que l’ensemble denos Nepali leaders aient pumonter également. La partie sommitale du Manaslu est tout demême assez impressionnante, étroite avec ses corniches neigeuses, sublime aussi. Toutsemble en équilibre sans que l’on sache trop s’il est stable! Arrivés là-haut, on pense déjà à la descente pour laquelle il va falloirrester concentrés. Nous sommes ensuite redescendus au camp 3 (6 800mètres) le jour-même puis au camp de base le lendemain et ce fut bien sûréprouvant. Enfin, j’étais soulagé que chacun revienne en forme,car tout le monde est conscient qu’à ces altitudes, tout peut déraper trèsvite, quelles que soient les qualités physiques, techniques oul’expérience.

Est-ce que cela change quelque chose, sur place,d’être fondateur de l’agence organisatrice de l’expédition ?

Mon ambition était de vivre pleinement cette rareaventure comme un alpiniste lambda du groupe, ce que j’ai réussi à faire 90 %du temps ! Nos équipes népalaises qui me donnaient du« boss ! » étaient cependant là pour me rappeler que je n’étaispas tout à fait comme les autres participants. Et puis, nous avons beaucouptravaillé en amont de cette expédition avec David [David Ducoin, chef desecteur Himalaya chez Secret Planet, ndlr]. Nous avons développé une expérienceet une connaissance approfondie de tous les sujets qui intéressent ces projetsen haute altitude, qu’il s’agisse de la montagne elle-même, desenjeux-clés comme l’itinéraire, l’acclimatation, le médical, la météo, lastratégie, le matériel, etc.

J’étais donc associé à toutesles prises de décisions importantes. Avec dans les premiers rôles, Dawa LamaBothe et Clément Flouret, chefs d’expéditions respectivement local et français,nous nous sommes bien complétés. Ensuite, j’avais une responsabilitéparticulière, naturellement, concernant la sécurité du groupe, notre obsession.À titre d’exemple, il n’était pas envisageable pour moi de ne pas prendred’oxygène, l’eussé-je pu physiquement, car je me devais de garder le plus delucidité, si possible jusqu’au sommet, au cas où des décisions difficilesauraient dû être prises. Une forme de pression, enfin, qu’on le veuille ou non,car j’engageais l’image de l’agence et notre capacité à réussir ce type deprojets ambitieux et engagés. Ceci dit, et je le redis ayant été moi-mêmesurpris, nous avons eu la chance de former un collectif incroyable sur ladurée, au sein du groupe de participants et avec l’équipe népalaise. Et celafacilite grandement les choses.

© Éric Bonnem / Expeditions Unlimited

Peux-tu nous en dire plus sur l’ambiance au camp debase : combien y avait-il d’expéditions présentes ? Quelles sont vos relationsavec les autres agences, pour répartir les ascensions et gérer les cordesfixes, notamment ?

En fait, le camp de base à 5000 mètres m’a semblé assez vaste. Nous étions le camp le plus haut, sur unpromontoire, et assez isolés du reste des expéditions. Entre le haut et le bas,45 minutes aller/retour nous séparaient, ce qui n’était pas pour nous déplairepuisque c’était autant de gagné vers le camp 1 (5 900 mètres) ! Chaqueexpédition vaque à ses rotations et le camp semble souvent vide. Restent leséquipes de cuisine et quelques fonctions support.

Nous avons de bonnesrelations avec de nombreuses agences occidentales et népalaises et nous nousconnaissons bien. Nous nous croisons soit pendant les rotations sur les campsd’altitude, soit au camp de base, lorsque nous le traversons intégralement pouraller vers l’antenne wifi tout en bas ! Les Français présents sur leManaslu nous ont vite identifiés et j’ai passé un peu de temps avec JonathanLamy, avec Vadim Druelle ou Jonathan Kubler, ainsi que d’autres alpinistesmoins médiatisés. Au total, il devait y avoir cette année aux alentours de 180ascensionnistes et donc à peu près le même nombre de guides népalais, plus leséquipes de cuisine et de support, soit probablement 500 personnes pour unevingtaine d’expéditions. Aucune répartition particulière des ascensions. First come first served !

Seven Summit Treks a étéchoisi par les autorités pour équiper le Manaslu, avec une ligne de viejusqu’au sommet et des cordes fixes ou des échelles dans les parties plusraides et/ou les crevasses bien ouvertes. Du moment où ils ont fini d’équiperjusqu’en haut, ils s’offrent naturellement le sommet les premiers (!), puis lesautres équipes déboulent ! Ils affinent un peu l’équipement de la montagneau fur et à mesure des rotations – mettre deux cordes ici sur cette partieraide pour la montée et pour la descente plutôt qu’une seule, refixer ourallonger une échelle, car telle crevasse s’élargit. Globalement, ils font unbon travail.

J’entends parfois parler de« cordes fixes jusqu’au sommet », c’est un raccourci… si je puisdire ! Les cordes fixes sont là où il y a des enjeux techniques et desécurité, comme cela a toujours été le cas dans toutes les expéditions en montagneoù les premiers équipent pour les seconds. Le reste de l’équipement est uneligne de vie qui permet de ne pas se perdre en cas de détérioration de lamétéo, et à laquelle on se longe par sécurité, car l’évolution se fait surglacier avec de belles crevasses au-dessous.

J’ai été d’ailleurs surprispar le nombre d’alpinistes qui évoluent seuls sur la montagne. Peud’expéditions progressent en cordées, sauf peut-être lors du summit push et à partir du camp 4 (7 400mètres). Cette approche individuelle croissante de ces d’expéditions donne unecertaine souplesse aux participants au détriment de la sécurité et du plaisird’une aventure partagée.

Comment votre expédition s’est-elle organisée pourles rotations, les camps d’altitude et le choix de la date du summit push ?

Nous avons démarré par untrek d’acclimatation de 8 jours faisant en gros la moitié du tour du Manaslu,passant au Larkya Pass à 5 100 mètres, ce qui nous a permis de nous mettreen jambes et de nous préparer à vivre au camp de base à 5 000 mètres. Laplupart des autres expéditions sont arrivées en hélicoptère directement àSamagaon (3 500 mètres) et ont fait quelques jours d’acclimatation sur lessentiers alentours.

Ensuite, comme les conditionsde météo et de neige ont été globalement favorables, avec peu de vent surtout,nous n’avons pas été contrariés par rapport à la stratégie que nous avionsconçue. Une première rotation avec une montée au camp 1 (5 900 mètres) enpassant une première nuit à un camp« 0,5 » monté par nous vers5 400 mètres – nous n’avons pas vu d’autres expéditions faire ce campintermédiaire qui sert pourtant bien une acclimatation progressive.

À partir de là, notreascension s’est poursuivie ainsi : nous poussons un peu vers 6 000 mètres,puis retour au camp 1 pour une seconde nuit et retour camp de base. Pause d’unejournée, puis seconde rotation vers le camp 3 (6 800 mètres). Nuit au camp1, nuit au camp 2 (6 400 mètres), nuit au camp 3, puis retour direct au camp debase. 15 heures cumulées pour monter, 6 heures pour descendre. Des passagesbien raides entre le camp 1 et le camp 3.

Après cette rotation, deuxjours de repos sont prévus. Un troisième jour s’invite pour cause de gastro dansl’équipe des Nepali leaders. Il nefaut pourtant pas trop traîner car il semblerait que le vent commence à monterdans cinq jours. Ce serait dommage de rater le coche avec la fenêtre sans ventsi longue que nous avons eue. Nous partons donc le lendemain pour le summit push. Toujours aussi peu de vent prévu ausommet, un peu de neige qui tombe régulièrement l’après-midi, mais qui ne posepas encore de problème à ce stade.

Nous sommes donc le 29septembre quand nous partons cette fois directement pour le camp 2. Nous nousrendons compte rapidement que nous sommes l’une des deux dernières expéditionssur la montagne, probablement car nous avons plus soigné notre acclimatation,prenant en compte la volonté de certains de nos participants de vouloir tenterle sommet sans ox. Et ça paie, la plupart d’entre nous se sent parfaitementbien à tous les camps d’altitude. Et quelle chance ! Nous avons le Manaslupour nous tout seuls ! Les camps d’altitude sont vides.

Camp 2 donc, puis camp 3 oùnous passons une nuit, puis camp 4 à 7 400 mètres. Enfin, départ vers 1 heuredu matin pour le sommet que nous atteignons vers 8 h 30 le 2 octobre 2021.Après avoir passé plus d’une heure au sommet, retour vers le camp 4. Nouscroisons l’expédition russe qui monte. Repos d’une heure ou deux au camp 4,puis redescente obligatoire vers les camps inférieurs. C’est finalement au camp3 que nous passerons la nuit. Et enfin, camp de base le lendemain. Camp de basequi s’est également vidé. Une dernière rotation pour le sommet qui aura doncduré en tout cinq jours.

La photo prise au drone de Jackson Groves permet d'illustrer à merveille la problématique du « vrai sommet », ici avec les annotations de l'Himalayan Database : 4 représente le sommet, Shelf 2 le point où l'immense majorité des ascensionnistes s'arrêtait jusqu'à présent. © Jackson Groves/ The Himalayan Database

Cet automne au Manaslu a été marqué par unepolémique, des photos prises au drone montrant clairement que lesascensionnistes s’arrêtent avant le vrai sommet. Quelle analyse faites-vous decet épisode, vous qui étiez sur place ?

À l’origine de cettepolémique, ce sont les déclarations de Mingma Gyalgye, grand alpinistenépalais, qui atteint le « vrai » sommet du Manaslu le 27 septembredernier, moment immortalisé par des photos de drone de Jackson Groves. De notrecôté, nous démarrions à ce moment-là notre summitpush et ce n’est que de retour en France que nous en avons prisconnaissance. Et nous avons été surpris, à la fois par l’ampleur de cettepolémique, et du ton que certains médias spécialisés, français et anglo-saxons,notamment sur le web, ont employé, traitant la plupart des alpinistes ayantatteint le sommet depuis 1956 de menteurs et d’imposteurs.

Je comprends la nécessitééconomique de visibilité de ces médias par des titres racoleurs, mais tout demême… Cela démontre de leur part soit un parti pris élitiste méprisant, soitune méconnaissance crasse du sujet, sûrement un peu des deux ! La questionde la zone de tolérance sommitale se pose sur de nombreux 8000, Dhaulagiri etAnnapurna notamment.

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Concernant le Manaslu, ilexiste un très bon article de synthèse sur « les » sommets de Tobias Pantel de 8000ers.com que l'on peut trouver en ligne.Donc effectivement, tous ceux qui s’intéressent à la question savent depuislongtemps qu’il existe un sommet où l’immense majorité des ascensionnistess’arrête et le « vrai » sommet, environ trois à sept mètresau-dessus, parfois accessible, parfois non, selon qu’il est équipé et que lesconditions météo et de neige le permettent. C’est même écrit noir sur blanc surles documents que nous remettons à nos clients.

Il est vrai que la positionexacte du « vrai » sommet n’est pas évidente à se représenter pourceux qui montent pour la première fois et c’est l’un des mérites des photos de JacksonGroves d’avoir clarifié ce point. Pour les amateurs que nous sommes, dontl’objectif n’est pas de faire entrer nos noms dans l’histoire de l’alpinisme,cette tolérance nous convient naturellement, la sécurité primant sur tout lereste. Et elle était admise par tous, et notamment par la prestigieuse Himalayan Database de feu ElisabethHawley.

Quand nous sommes arrivés ausommet cette année, matérialisé par des drapeaux à prières et la fin des cordesfixes, là où effectivement « tout le monde » s’arrête, il n’y avaitaucune ambiguïté sur le fait que nous y étions arrivés. Il faut préciser que delà où nous nous sommes arrêtés (point que l’on appelle Shelf 2 contre le sommet C2), on ne peut pas voir ce qui estderrière, à la différence de ce que montrent les photos de drone, prises d’unangle bien différent. Sur ces images certes incroyables, le vrai sommetapparaît massivement plus haut, ce qu’il n’est pas.

L’Himalayan Database, juge de paix en la matière, a décidé d’accorderle sommet en 2021 à ceux qui sont allés jusque là où nous nous sommes arrêtéset semble dire que ce serait la dernière année. L’année prochaine, il faudraitaller jusqu’au vrai sommet (C4) pour valider le sommet, mais encore faut-il quece soit possible dans des conditions de sécurité acceptables. Apaisons ce débatun peu stérile en nous rappelant que le Manaslu vient du sanskrit qui signifie « laMontagne de l’Âme » ou encore, « Montagne de l’Esprit ».

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Si vous deviez retourner au Manaslu, qu’est-ce quecela changerait pour vous ? Iriez-vous au vrai sommet ?

J’espère bien que nous allonsretourner au Manaslu, à l’automne 2022 ou 2023. Pour en avoir discuté avec nosamis népalais, il est clair que tout sera désormais fait pour équiper lamontagne jusqu’au « vrai » sommet (C4), puisqu’à partir de 2022, seulce sommet serait validé. De ce que je vois, en tout cas cette année, aller auvrai sommet était réalisable techniquement pour la plupart des alpinistesprésents. Mais il semble que ce soit loin d’être le cas chaque année.

Le Manaslu est probablementle 8000 qui présente un profil de sommet le plus différent entre l’automne etle printemps, d’une année sur l’autre, etc. Quel sera l’état de la neige dansun an ? Comment seront les corniches ? Pourra-t-on équiper ensécurité cette dernière partie ? Comment se croiseront les expéditions surcette partie terminale ? En conclusion, à partir du moment où le vraisommet est équipé, que les conditions de neige et de vent sont correctes, quela sécurité des participants est assurée, alors il n’y a pas de raison de ne pastenter d’aller jusqu’au C4, probablement par le même itinéraire que celui queMingma Gyalgye a emprunté cette année.

Et si ces conditions ne sontpas réunies, je pense que l’on devrait garder pour les amateurs éclairés quenous sommes, qui représentent l’immense majorité des alpinistes sur ces sommets,la tolérance actuelle et considérer le sommet atteint, là où il devient ensuitetrop exposé de s’engager. Il ne faut pas que cette polémique crée lesconditions de drames à venir.

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© Éric Bonnem / Expeditions Unlimited

Constates-tu un engouement croissant pour lessommets à 8 000 mètres ?

On voit effectivement que lenombre de participants augmente régulièrement sur tous les sommets à plus de8000, mais il s’agit surtout d’une nouvelle clientèle de pays en transition(Chine, Inde, Russie, ex-URSS, Brésil, etc.), d’ailleurs presque intégralementcaptée par les acteurs népalais, en particulier nos amis de Seven Summit Treksqui ont dû prendre plus du tiers du marché total !

Je ne pense pas que le nombrede candidats sur des 8000, une vingtaine de Français tous les ans, quelquescentaines d’Européens, a augmenté significativement au cours des dernièresannées. Je lis souvent dans certains médias qu’il existerait un « business »des 8000. Il faut quel’on m’explique où il se trouve ! J’estime à un gros millier le nombred’ascensionnistes chaque année sur l’ensemble des 8000 dont presque la moitié surl’Everest. Cela ne fait pas grand chose au plan mondial. Sans compter lafaiblesse des marges générées sur des projets avec de nombreux aléas. Non,proposer des ascensions de sommets à 8 000 mètres reste une affaire depassionnés.

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