"Recule bouboule", le récit glaçant du braquage du bijoutier de Nice au tribunal

"Recule bouboule", le récit glaçant du braquage du bijoutier de Nice au tribunal

Bien malgré lui, Stephan Turk, 69 ans, le bijoutier de la rue d'Angleterre à Nice, s'est retrouvé pendant quatre jours sous les feux des projecteurs.

Ce commerçant mis en joue, brutalisé, dévalisé alors qu'il venait d'ouvrir, le matin du 11 septembre 2013, le volet roulant de sa boutique, s'installe à côté de ses avocats, Mes Franck De Vita et Yassen Djendel, sur le banc des victimes, lundi matin. Mais avec à l'esprit que dans quelques mois, il prendra place sur le banc des accusés de cette même cour d'assises des Alpes-Maritimes.

UNE VAGUE DE SOUTIEN

Après avoir remis sous la contrainte plus de 100.000 € de bijoux entreposés dans un coffre-fort, il s'était emparé d'un revolver et avait tiré à trois reprises sur les deux malfaiteurs.

Antony Asli, 17 ans, mortellement touché dans le dos, s'était effondré rue d'Italie.

Son complice, au guidon d'un scooter volé, était parvenu à prendre la fuite.

À l'époque, le bijoutier, mis en examen pour homicide volontaire, avait bénéficié d'une vague de soutien sur les réseaux sociaux aussi soudaine qu'inédite. Il avait rallié à sa cause près de 1,6 million de "like", sur Facebook. Pour au mieux, compatir au sort du commerçant, au pire le féliciter d'avoir tué un petit délinquant.

Qui était le second braqueur, pilote du Yamaha T-Max? Pour le juge d'instruction chargé de l'enquête et les policiers de la brigade criminelle de la PJ, des charges pèsent sur Rami Khachroub, un jeune de Carros renvoyé lundi matin devant la cour d'assises des Alpes-Maritimes pour vol à main armée.

Son empreinte génétique a été découverte sur un bidon d'eau de javel. Le produit a servi à effacer toute trace sur le scooter découvert route de Bellet, sur les hauteurs de Nice.

Le juge le soupçonne d'avoir fui en Tunisie au lendemain du hold-up, estime qu'il ment quand il dit ne pas connaître Antony Asli, domicilié comme lui à Carros, ayant comme lui un casier judiciaire.

Gaucher, boxeur, athlétique, Ramzi Khachroub présente des similitudes avec l'individu filmé en train de frapper le bijoutier. Le faisceau d'indices et des témoignages embarrassants résisteront-ils à la pression d'un procès d'assises et à l'instruction du président Benoît Delaunay?

UN ACCUSÉ QUI NIE FAROUCHEMENT

L'accusé a toujours nié être le pilote du scooter, expliquant qu'il dormait chez sa copine le matin des faits. Soutenu par son avocat Me Frédéric Hentz, il est en détention provisoire depuis deux ans.

"Stephan Turk, lui, ne peut affirmer que Ramzi Kachroub est l'un de ses agresseurs", admet Me De Vita, tout en ajoutant qu'il existe "des charges sérieuses contre ce jeune homme".

Un autre habitant de Carros, Alexandre M., défendu par Mes Anouck Delpuget et Monsaf Belhireche, est poursuivi, contre l'avis du parquet, pour complicité de vol à main armée.

Il comparaîtra libre. Il lui est reproché d'avoir fourni à Antony Asli une cagoule et des gants en toute connaissance de cause. Ce qu'il conteste.

"VIOLENCE GRATUITE"

Au deuxième jour du procès, Stephan Turk préfère tourner le dos au téléviseur de la Cour d'assises des Alpes-Maritimes. Il jette quelques regards furtifs par-dessus son épaule mais il connaît déjà le scénario.

Les jurés se retrouvent sans crier gare plongés dans le feu de l'action. Une caméra fixe a enregistré l'attaque.

Chacun voit et entend le rideau métallique se lever et s'arrêter à mi-hauteur. Il est 8h45. Stephan Turk coupe l'alarme et s'apprête à ouvrir sa boutique. Quelques rayons de soleil s'immiscent. Un violent et soudain coup de pied dans la porte vitrée fait sursauter l'assistance. Deux silhouettes noires, casquées, armées s'engouffrent. Le premier porte directement des coups de pied au bijoutier. "Coup de pied gauche, coup de pied gauche, coup de poing gauche", énumère le capitaine de police de la brigade de répression du banditisme, en insistant. "Une violence gratuite", commente au passage Me Franck De Vita, avocat du bijoutier.

"L'attaque dure 2 minutes et 43 secondes, ce qui est relativement long pour un braquage", observe le policier de la PJ de Nice.

Protégés des regards indiscrets par le rideau métallique, les deux malfaiteurs contraignent le bijoutier à ouvrir le coffre-fort.

"120 000 euros de bijoux seront volés", précise l'enquêteur. "Vite, vite, ouvre, ouvre, allez, allez, recule Bouboule", intiment les braqueurs qui remplissent un sac de sport et ramassent l'étui du fusil à pompe. La vidéo se termine par la riposte du bijoutier qui s'accroupit, arme à la main. Trois coups de feu retentissent. Aucune caméra dans la rue n'a filmé la mort du jeune Asli.

GAUCHER OU DROITIER?

Dans le box, Ramzi Khachroub, 22 ans, reste imperturbable.

Le grand et élégant jeune homme, à la voix assurée, à l'impressionnante carrure façonnée pendant deux ans de détention provisoire, nie toute participation. D'ailleurs, il affirme qu'il est ambidextre. Son avocat, Me Frédéric Hentz conteste les constatations du policier: "Vous dites que l'individu qui lance sa jambe gauche dans la porte est gaucher. Mais, en tant que boxeur, il peut aussi engager la jambe gauche pour protéger son côté fort."

La manière de tenir le fusil à gauche ne convainc pas non plus la défense. "Il n'est pas en position de tir et se sert de la main droite pour prendre les bijoux dans les vitrines", observe Me Hentz. L'expertise des voix n'est pas non plus probante. Impossible de déterminer si les quelques mots perçus sont prononcés par Ramzi Khachroub.

L'empreinte génétique sur le bidon d'eau de javel qui a servi à nettoyer toute trace sur le Yamaha T-Max volé est plus embarrassante. "Il y a aussi l'ADN de J., un jeune des Moulins, sur le bouchon du réservoir du scooter. Pourquoi serait-il moins suspect que mon client?", s'étonne Me Hentz.

"J., lui, a apporté une explication cohérente contrairement au comportement assez spécial de M. Khachroub", rétorque l'enquêteur.

Ramzi Khachroub s'est muré dans le silence dès son interpellation.

"Le comportement classique d'un voyou", commente le policier.

L'accusé donne ensuite la fâcheuse impression de se fabriquer des alibis pour démontrer que le matin du braquage, il n'a pas quitté Carros. Cela suffit-il à faire de lui un coupable?

"UN JEUNE HAPPÉ PAR LA RUE"

Ramzi Khachroub a refusé toute expertise psychologique et psychiatrique. Il faut dès lors s'en remettre à l'enquêtrice de personnalité qui détaille sa biographie pour tenter de le cerner: "Un garçon à l'allure sportive, assez sûr de lui, de nationalité française, troisième d'une fratrie de six garçons nés de parents tunisiens." Si l'accusé évoque "une enfance heureuse dans une famille très unie", les travailleurs sociaux de Carros sont, eux, plus réservés. Ils critiquent notamment le comportement d'un père "dont le discours ne facilite pas à ses enfants l'intégration des règles".

"C'est le plus discret, le plus réservé de mes fils, selon sa mère qui le décrit comme doux et affectueux", note encore l'enquêtrice.

Élève moyen peu assidu, sa scolarité chaotique est marquée par un problème de comportement. "Il se fait happer par la rue", selon l'expression du témoin.

En couple avec Kelly depuis trois ans, le jeune homme semble oisif même s'il envisage vaguement d'intégrer l'armée. Connu pour de la petite délinquance, "c'est un porte-flingue qui se laisse embarquer, pas un meneur", relativise un gendarme de Carros.

"Auprès des siens, son image est irréprochable. Elle est plus contrastée quand on interroge les intervenants extérieurs", poursuit l'enquêtrice de personnalité. L'avocate générale Clotilde Galy s'étonne de la déposition de l'oncle de Ramzi qu'elle cite in extenso:

"Il ne s'est jamais montré agressif, n'est pas un voleur. On ne le devient pas du jour au lendemain. Si j'avais le moindre doute, je ne mettrais pas un pied chez mon frère." La magistrate observe que Ramzi a été condamné par le passé pour un vol avec violence en réunion. Et son nom apparaît dans de multiples procédures sans que la justice des mineurs n'ait été saisie.

L'avocate générale, chargée à l'issue du procès de requérir une peine, s'étonne que sa famille n'évoque jamais cette adolescence tumultueuse devant l'enquêtrice.

"DÉCLARATIONS PAS CRÉDIBLES"

Ramzi Khachroub affirme que le jour des faits, il dormait chez sa petite amie Kelly à Carros. Il s'est levé vers 9h30. A 10 heures, il serait allé à l'auto-école puis chez Mathilde, une amie. Kelly le dit d'emblée à la barre: "Il était avec moi. Il est innocent." Le président Benoît Delaunay s'étonne: "Lors de votre première audition, vous ne vous souveniez pas. Puis vous donnez beaucoup de détails lors de votre deuxième audition…"

Autre curiosité: la même jeune fille avait déclaré que Ramzi ne possédait pas de portable. Avant de fournir une facture détaillée pour démontrer qu'à 10 h 25, le jour fatidique, elle l'avait appelé.

Mathilde, amie du couple, affirme à son tour avec beaucoup d'assurance que Kelly et son ami Ramzi étaient chez elle en fin de matinée le 11 septembre. Là encore, le témoin fournit d'étonnants détails mais à la seconde audition. L'avocate générale Clotilde Galy lui dit comme elle le pense: "Vos déclarations ne paraissent pas crédibles."

La gérante de l'auto-école, elle, ne peut confirmer l'alibi du Khachroub.

Mohamed, ami d'enfance de l'accusé, est plus affirmatif: "Ramzi n'a rien à voir dans cette affaire." Question d'un juré: "Ramzi est-il gaucher ou droitier?" "Gaucher" répond sans hésiter le témoin alors que depuis lundi les proches affirment qu'il est droitier ou ambidextre.

"MA MÈRE EST MYTHOMANE"

Vanessa, témoin à charge, met une pierre dans le jardin de la défense: "Dans un kebab, (ndlr: presque en face de la bijouterie) j'ai vu les deux jeunes hommes un ou deux jours avant les faits. Le jeune homme dans le box avait une crosse dans son dos qui dépassait du pantalon." Le président suggère: "Regardez-le bien." "C'était bien lui au kebab… confirme le témoin. Cela ne veut pas dire que c'était le jeune qui était au braquage. À l'époque, j'ai vu la photo du jeune Asli dans Nice-Matin et j'ai appelé la police municipale."

Me Frédéric Hentz, l'avocat de la défense, souligne les contradictions de Vanessa, évoque "une histoire à dormir debout, un méli-mélo." La propre fille du témoin est incrédule: "Ma mère est malade, c'est une mythomane, elle se raconte des histoires."

Entre la mémoire défaillante des uns, les autres qui fuient la justice pour éviter de témoigner, difficile d'y voir clair.

LE BIJOUTIER: "SOIT MOI SOIT LUI"

Dans un Français haché, Stephan Turk, solide sexagénaire, cravate et costume brun, moustache sévère, a tenté de décrire son agression devant les jurés, anticipant le procès qui l'attend, l'an prochain, pour répondre d'homicide volontaire.

"Les deux m'ont frappé. L'un m'a donné un coup au cœur, il a essayé de me tuer, heureusement je ne suis pas mort", confie-t-il.

"A la sortie, je prends le pistolet pour récupérer mes affaires" (un butin de 124.000 euros jamais retrouvé).

Sur les images vidéo de sa boutique, on l'aperçoit, arme au poing, s'accroupir, méfiant, et passer sous le rideau métallique dans le sillage des braqueurs. "C'est soit lui, soit moi", commente-t-il à propos du jeune homme qu'il a abattu.

Antony Asli, 19 ans (et non 17 comme il est écrit dans l'ordonnance de renvoi), est mort d'une balle dans l'omoplate.

Le joaillier plaide la légitime défense, lui qui avait fui la guerre du Liban et s'était exilé à Nice dans les années 80 pour protéger sa famille.

"En deux minutes, deux individus ont ruiné dix-huit ans de labeur", note Me Djendel Yassen, l'un de ses avocats.

"RECULE BOUBOULE"

Me Franck De Vita a souvent défendu des braqueurs dans les années quatre-vingt-dix. Le pénaliste niçois, conseil de Stephan Turk, se retrouve cette fois du côté des victimes, sur le banc de la partie civile. Depuis le 11 septembre 2013, date de l'attaque de la bijouterie La Turquoise, rue d'Angleterre à Nice, il accompagne le bijoutier dans un interminable parcours judiciaire.

Jeudi après-midi, le pénaliste niçois pointe son index sur le téléviseur de la Cour d'assises des Alpes-Maritimes: "Nous avons eu la chance de voir un film d'une impressionnante qualité. En couleur, avec le son. Les deux braqueurs n'ont pas fait que détruire un homme."

Chacun a en tête le tintement du verre brisé, les coups de pied assénés à Stephan Turk, les ordres des deux hommes casqués et armés: "Recule Bouboule, tonne Me De Vita en citant les malfaiteurs. Ouvre le coffre ! Et on cogne Bouboule, on cogne Bouboule ! On cogne !" Une violence inouïe, gratuite, insupportable, typique d'une nouvelle génération de malfaiteurs. "Insupportable", s'indigne l'avocat de la partie civile, anticipant le deuxième acte judiciaire que cet homme de 69 ans devra subir.

Me Djendel Yassen insiste à son tour sur les répercussions de cette attaque à main armée: "C'est une histoire de violence terrible. Un gâchis absolu. Ces bijoux, M. Turk ne les a pas trouvés en 2 minutes 43, c'est le fruit de trente ans de travail."

Réfugié du Liban, marié, père de cinq enfants, le bijoutier est parti de rien quand il s'est installé à Nice. "Le braquage a mis à néant tout ce qu'il a construit., souligne Me Yassen. Et des jeunes ont gâché les plus belles années de leur vie."

LES DOUTES DE M. TURK

Qui était le deuxième homme? La question taraude la cour et les jurés depuis trois jours. "Stephan Turk a toujours dit qu'il ne pouvait pas reconnaître l'accusé, casqué, cagoulé, parce que M. Turk est un homme juste et honnête", souligne Me De Vita. Pas question pour la partie civile de se substituer à l'avocat général chargé de requérir une peine ce vendredi matin. En revanche, les avocats de la partie civile ne se gênent pas pour relayer les doutes de leur client. "À l'issue des débats, M. Turk peut penser que Ramzi Khachroum est parti précipitamment en Tunisie le lendemain du braquage. Il peut penser qu'il a un lien avec le scooter T-Max volé. Il peut penser qu'il n'a pas d'alibi ce matin du 11 septembre..."

L'absence d'explication de l'accusé sur la présence de son ADN sur le bidon de javel qui a servi à effacer toute trace sur le scooter est "ennuyeux", note l'avocat, dans un euphémisme.

"Stephan Turk ne demandait rien à personne, rappelle Me De Vita en fin de plaidoirie. Il s'appelle désormais « Le bijoutier de Nice », haï, menacé, qualifié de meurtrier. Adulé par d'autres tout aussi excessifs. Mais il n'a pas demandé cette vie. Il n'a pas voulu tout ça!"

Dans le box, Ramzi Khachroum, qui s'est toujours dit innocent, reste de marbre.

La Cour a rendu son verdict. L'accusé a été condamné à 15 ans de prison.

Photos: Franck Fernandes, Jean-François Ottonello, Cyril Dodergny