Matrix avait raison : comment la saga a toujours eu une longueur d’avance sur l’époque

Matrix avait raison : comment la saga a toujours eu une longueur d’avance sur l’époque

«What is the Matrix» : la question continue de hanter des millions de cinéphiles et de fans aguerris. Tous attendent la sortie de Matrix Resurrections (1), le quatrième volet de la saga culte de science-fiction, pour retrouver leurs héros Keanu Reeves (Neo) et Carrie-Anne Moss (Trinity).

Un scénario visionnaire

Il y a vingt-deux ans, le premier film de cette dystopie a marqué les esprits, tant par son propos visionnaire que par son esthétisme iconique. Matrixest devenu un phénomène. Le pitch ? Un affrontement entre les humains et des machines gouvernées par l’intelligence artificielle, les premiers devant se libérer du joug des secondes qui maintiennent leur esprit dans une réalité virtuelle, la fameuse matrice. Le hacker Neo, entouré de Trinity et Morpheus, tente de libérer l’humanité. Quand le film sort, nous sommes en juin 1999, quelques mois avant ce que les experts en informatique appellent le «bug de l’an 2000». Boris Eltsine s’apprête à nommer un certain Vladimir Poutine à la tête du gouvernement russe, Kubrick vient de mourir, et les branchés rêvent de s’acheter un Nokia 8810, le dernier cri en matière de téléphones portables. La critique cinéma, circonspecte, commente la sortie de ce film, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre Outre-Atlantique.

En vidéo, "Matrix Resurrections", la bande-annonce

Une saga polémique

Arrivé sur les écrans américains en mars, Matrixest accusé d’avoir «relancé le débat sur la fascination des jeunes Américains pour la violence», comme l’écrit le correspondant de Libérationà Washington. En avril, deux adolescents ont ouvert le feu sur des dizaines de leurs pairs au lycée de Columbine (Colorado), et les médias ont vite fait le rapprochement avec une scène de Matrix,où Keanu Reeves franchit un portillon automatique avec un lourd armement, avant de mitrailler ses adversaires. En réalité, les deux jeunes assassins se sont inspirés de Tueurs nés, d’Oliver Stone (1994), mais la presse conservatrice préfère pointer du doigt ce film qui ressemble à un jeu vidéo, la nouvelle hantise des producteurs de cinéma et des parents inquiets.

Le lanceur d’alerte, héros messianique

«Symboliquement, ce film est sorti juste avant le changement de millénaire, et on avait l’impression qu’il faisait la synthèse d’un certain nombre de peurs ou de fantasmes qui se dessinaient à l’époque», explique Elie During, maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Nanterre et co-auteur de l’ouvrage collectif Matrix, machine philosophique, publié aux Éditions Ellipses en 2003. Comme le pouvoir des machines qui ont asservi l’humanité dans le film et qui renvoie à une allégorie de l’aliénation capitaliste ou au monde inhumain de l’entreprise digitale. Mais le plus en phase avec la société, c’était l’aspect politique, avec la figure de Neo, le hacker messianique en lanceur d’alerte universel. Cet élan de rébellion clandestine, au-delà des appareils de parti et même des idéologies, résonne avec la réalité quand on a vu se constituer beaucoup de mouvements spontanés, non pas de révolution mais de révolte ou d’indignation, tels Occupy Wall Street ou Podemos. »

Du kung-fu dans la caverne de Platon

En ce millénaire agonisant, ce bel objet de culture cyberpunk qui brasse philosophies orientales et références à la Bible ou à Baudrillard, allusions à Alice au pays des merveilles et thèses chères à Philip K. Dick ou William Gibson, en introduisant pour la première fois «le kung-fu dans la caverne de Platon» (dixit Elie During), semble bien cristalliser des problématiques qui se poseront au siècle suivant. On y parle déjà de la crise climatique, avec l’évocation d’un monde ravagé par les humains, comparés par l’agent Smith à un «virus» ou un «cancer» pour la planète. «Ce n’était pas le premier film à mettre en scène les ravages de la crise écologique à l’aide de scènes d’apocalypse, note Elie During. Mais l’idée forte de Matrix est de mettre en scène des gens qui vivent dans l’inconscience absolue de l’état réel des choses. Cela fait écho avec cette idée qu’on est en train de ravager doucement la planète, mais qu’on ne veut pas le voir. Il y a une mise en scène littérale très naïve de ce déni, mais qui fonctionne très bien graphiquement. »

En vidéo, un film en style : "Matrix"

La première fratrie transgenre de Hollywood

Matrix avait raison : comment la saga a toujours eu une longueur d’avance sur l’époque

Autre thèse sous-tendue par le film, celle de la transidentité. À l’époque, l’idée de normes sociales ou sexuelles n’est pas interrogée, les personnes transgenres sont invisibles. On parle encore de transsexuels, un mot issu de «transsexualisme», terme médical qui ne sera retiré des maladies mentales par l’OMS qu’en 2019. Pourtant, Lana Wachowski et sa sœur Lilly - première fratrie transgenre de Hollywood - qui ont coécrit le scénario et coréalisé le film alors qu’elles s’appelaient Larry et Andy et n’avaient pas encore accompli leur transition, affirmeront plus tard que la trilogie des Matrix évoquait déjà cette notion. «C’était notre intention originale, mais le monde n’était pas prêt, déclarera Lilly Wachowski. Mais la métaphore a toujours été claire pour les personnes trans, et beaucoup d’entre elles m’ont dit que ces films leur avaient sauvé la vie.»

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Une boîte à outils philosophique

Véritable boîte à outils philosophique, selon Elie During, Matrix est transcendé par d’époustouflants effets spéciaux, dont le fameux bullet time avec ses personnages qui semblent évoluer au ralenti. Et par ses personnages singuliers, le charismatique Morpheus, l’indécis Neo ou la puissante Trinity. Cette dernière ayant inspiré en 2014 à la journaliste américaine Tasha Robinson un article évoquant le «syndrome de Trinity» qui frapperait les héroïnes de film d’action. Celles-ci, présentées comme performantes et compétentes, seraient réduites à la fonction de bras droit du héros masculin. À la manière de Trinity, dont le rôle final se borne à jouer les amoureuses transies qui ramène Neo à la vie.

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Les défis de l’intelligence artificielle

Si Matrixéchoue, selon Tasha Robinson, à être un film féministe, il popularise déjà à l’époque des notions propres à la littérature de science-fiction, comme les «métavers», ces méta-univers virtuels en 3D, chers à Mark Zuckerberg, qui veut en faire son nouvel argument commercial pour Meta, l’ex-Facebook. « L’ambition de Zuckerberg reste une gageure, commente Julien Pequignot, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Franche-Comté et auteur de Les métavers, dispositifs, usages et représentations (L’Harmattan, 2015). Car il y a un problème industriel par rapport à son modèle économique : pour accéder aux mondes en 3D, le dispositif technique est trop lourd et l’impact écologique des serveurs, énorme.» Quoi qu’il en soit, Matrixa toujours une, voire trois, longueurs d’avance sur les défis posés par l’intelligence artificielle à l’humanité.

(1) Matrix Resurrections, de Lana Wachowski, avec Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss… Sortie le 22 décembre.

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