Je suis connu, donc je suis

Je suis connu, donc je suis

Exit les icônes d’hier ! La célébrité se banalise, devient éphémère. Deux paparazzis, Pascal Rostain et Bruno Mouron, et une sociologue, Nathalie Heinich, analysent le phénomène.Je suis connu, donc je suis Je suis connu, donc je suis

Madame Figaro. – Pascal Rostain et Bruno Mouron, pourquoi avoir choisi Famous pour titre de votre livre ? Pascal Rostain. – Famous sonne comme un cri, un slogan, un jingle. Le mot famous signifie « célèbre », mais, pour nous, c’est beaucoup plus que ça : une époque qui s’étire entre les années 70 et 80, où la « célébrité » était un art de vivre, une attitude, une élégance. Les clichés que nous avons sélectionnés en sont l’illustration. On voit des stars décontractées, décomplexées, naturelles, souvent drôles et attachantes. Mais toujours « stars » dans leur façon de respirer, de marcher, de se tenir. Une fois starifiées, les icônes de ces années-là le demeuraient du matin au soir, jusqu’à leur mort. Elles ne se banalisaient jamais. Avec la fragilité, l’hubris et la discipline que cela demandait. La folie aussi. Cette époque est révolue. Fellini l’a décrite dans La Dolce Vita, montrant comment le paparazzi faisait partie de la famille des famous, déjeunait, dînait, sortait en boîte, passait des vacances avec eux. Tout se jouait dans l’amitié, le respect, la bienveillance et la confiance.

Bruno Mouron. – Aujourd’hui, la célébrité se fabrique, se planifie. Les émissions de télé-réalité exhibent des inconnus qui deviennent célèbres puis disparaissent... Avec tout ce que cela signifie : traumatisme, angoisse, dépression et même suicide. Nathalie Heinich. – Il reste encore des stars : George Clooney, Julia Roberts, Angelina Jolie ou Brad Pitt pour jouer le jeu de la célébrité, comme autrefois à Hollywood. Bruno Mouron. – Oui, ils sont célèbres puisqu’ils sont visibles. Il ne se passe pas une semaine sans qu’on voie, dans les magazines, Angelina et Brad avec leurs six enfants, aller d’un endroit à l’autre de la planète. On a même l’impression qu’ils ne font plus que ça : se montrer. N’est-ce pas une autre manière de se mettre en scène ? Bruno Mouron. – Les vedettes sont prises en tenailles entre la volonté d’être des stars et en même temps des gens ordinaires. Nathalie Heinich explique très bien dans son livre comment on est passé du statut de star à celui de people.Quelle est la différence ?Nathalie Heinich. – Les anciennes stars étaient comme les étoiles : rares, sublimées et inaccessibles. Leur éclat brillait longtemps après leur apparition. Puis, ces stars sont devenues des people, plus populaires, moins brillantes, plus éphémères. Ce phénomène est la conséquence de l’extension planétaire de la culture de la célébrité, qui entraîne la montée en puissance de la visibilité comme valeur endogène et non plus comme valeur ajoutée à une qualité préexistante. Autre conséquence : la tendance à une information moins contrôlée par les célébrités et plus attentatoire à leur intimité.

"Les dérives de la starification actuelle"

Bruno Mouron. – Ce phénomène est apparu récemment. Les stars ont décidé qu’elles voulaient se montrer comme nous. D’ou ces photos qui insistent sur leur vie quotidienne, familiale, normale. Pascal Rostain. – Les comédiens quittent un tournage, remettent leur jean, prennent leur voiture, rentrent chez eux, s’occupent de leur famille et reprennent le boulot le lendemain. Ils se comportent comme tout le monde. Autrefois, une Liz Taylor montrait ses diamants, ses scènes de ménage et ses films. Aujourd’hui, ces mêmes stars se montrent avec leurs enfants dans les supermarchés. Y a-t-il une chronologie du phénomène de peopolisation ?Nathalie Heinich. – Elle est liée au développement de la technologie : plus elle se développe, plus la relation avec les célébrités devient intime. Il y a d’abord eu la télévision, puis le câble ; aujourd’hui, il y a Internet et le Smartphone. La consommation de la visibilité s’oriente de plus en plus vers la vente d’informations ou l’échange de paroles sur l’intimité de ceux qui ne sont plus des stars mais des vedettes ou des people.Qu’est-ce qu’une vedette par rapport à une star ou à un people ?Nathalie Heinich. – Certains estiment que les stars ont été tuées par la Nouvelle Vague, qui a fait descendre le cinéma dans la rue. Patrice Leconte a très bien décrit la différence entre une star et une vedette. Il raconte qu’un jour, il a vu Jean-Paul Belmondo arriver sur un plateau. Tout le monde hurlait : « Bébel, Bébel ! » C’était le grand frère du cinéma français. Puis, soudain, il y eut un grand silence qui plomba l’atmosphère. Delon arrivait. Tout le monde se taisait, médusé par son apparition. Pour caricaturer, on peut dire que Delon est une star, Belmondo une vedette, et Loana, du « Loft », un people.

Je suis connu, donc je suis

N’est-ce pas un vrai talent que de savoir mettre sa vie en scène ?Nathalie Heinich. – La mise en scène de la vie privée est une des formes typiques des dérives de la starification actuelle, qui tend à mettre en scène la vie quotidienne des célébrités.

Pourquoi est-ce devenu vendeur ?Nathalie Heinich. – Certaines personnes adorent admirer, mais veulent aussi en même temps pouvoir détester ou dénigrer. Voir des images intimes est un sentiment universellement partagé, fondé sur la curiosité et sur le besoin d’identification. Ces personnes veulent pouvoir se dire : finalement, elle est comme moi. Sous-entendu : elle a pris un peu de poids, elle est ridée. Remarquez les accroches aux interviews de stars dans les magazines : elles insistent toujours sur le côté « comme tout le monde », naturel, sympathique, abordable de la star interviewée et non sur son côté inaccessible et hiératique.

"Certaines stars font plus vendre"

À l’inverse, certaines actrices comme Catherine Deneuve contrôlent leur image en raréfiant leur présence dans la presse. Tout est une question de dosage. Pascal Rostain. – C’est ce que je dis : le bon dosage rend la connivence d’autrefois impossible. Prenez par exemple cette photo que nous avons prise d’Orson Welles lorsqu’il est venu à Paris, en 1982, pour présider la Cérémonie des césars. C’était le mythe par excellence. Nous avions une Harley et nous le suivions dans son tour des grands restaurants de Paris, en Bentley. On lui avait glissé notre carte à un feu rouge. Quelques jours plus tard, son assistant nous appelle pour nous dire qu’il nous donne rendez-vous dans sa chambre de l’hôtel Lancaster. Il nous ouvre la porte de sa chambre en peignoir. Sa ceinture étant trop courte, il avait pris la cordelière de l’un des rideaux de sa suite pour le fermer. Il téléphonait, fumait un cigare. J’ai commencé à prendre des clichés. Puis il est sorti, j’ai continué à prendre des photos dans sa voiture. Tout coulait de source.

Nathalie Heinich. – Cette photo est d’une précision incroyable. Elle n’a pas le grain d’une photo volée et ressemble pourtant à une photo volée.

Bruno Mouron. – C’est une question d’objectif. Nous prenions nos photos à trois mètres de nos sujets sans téléobjectif. Ça change tout. Jean-Luc Delarue et Neil Armstrong, le premier homme qui a marché sur la Lune, sont morts la même semaine. Paris Match a fait sa une avec Delarue...Nathalie Heinich. – Jean-Luc Delarue était un homme de télévision, qui est devenue le support le plus populaire de la célébrité. Delarue était une véritable vedette. Bruno Mouron. – Pourtant Armstrong était connu mondialement, lui. Mais certaines stars font plus vendre. C’est une question de génération. Nathalie Heinich. – Les progrès technologiques donnent la possibilité à chacun de devenir, à un moment donné de sa vie, une personnalité. Ces nouvelles célébrités ne sont pas forcément indexées à un mérite particulier, à un accomplissement personnel, mais elles constituent la nouvelle élite. Le simple fait d’être exposé aux médias vous rend désormais célèbre.

"Être regardé peut devenir une addiction"

Tout le monde éprouve-t-il le besoin d’être visible ? Nathalie Heinich. – Non. Certains écrivains ou grands scientifiques développent une culture de l’invisibilité. Ils considèrent qu’ils sont grands par ce qu’ils font et non par leur image.

D’où vient ce besoin de visibilité ?Bruno Mouron. – De la nuit des temps, non ? S’il y avait eu Voici à l’époque des gladiateurs, ils en auraient fait la une toutes les semaines ! Nathalie Heinich. – Être regardé, la sensation d’exister au travers du simple regard d’un inconnu qui sait qui vous êtes tout en sachant que vous ne savez rien de lui, peut devenir une addiction. Votre meilleur souvenir ?Pascal Rostain. – Au G8 en 2004, dans les Rocheuses. J’ai passé deux jours avec Poutine, Chirac, Bush, Blair. J’ai fait des photos incroyables, d’une très grande proximité : Bush tendant sa tasse pour avoir du café, et Poutine lui tournant le sucre dans son café... Andy Warhol a dit que chacun pourrait un jour avoir son quart d’heure de célébrité. Les stars n’aspirent-elles pas aujourd’hui à un quart d’heure d’anonymat ?Nathalie Heinich. – Beaucoup de célébrités rêvent de se déguiser pour aller au cinéma incognito. Le publicitaire Georges Cravenne a fait prendre le métro à Liz Taylor et à Grace Kelly. Comme si c’était la plus grande audace. Pascal Rostain. – Elles rêvent sûrement à l’anonymat... mais pas plus de quinze minutes. Nathalie Heinich. – Je reprendrai le mot de Greta Garbo : « Je n’ai jamais dit que je voulais être seule, j’ai seulement dit que je voulais qu’on me laisse tranquille. Ce qui fait une grande différence. »

Famous, de Bruno Mouron et Pascal Rostain, éd. Robert Laffont. L’exposition du même nom a lieu à la galerie A. (75016 Paris) jusqu’au 27 octobre (www.a-galerie.fr). De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, de Nathalie Heinich, éd. Gallimard.

Bio Express

Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS, ancienne élève de Pierre Bourdieu, s’est spécialisée dans l’étude des pratiques culturelles et de l’identité de l’artiste face à la notoriété. Pascal Rostain et Bruno Mouron, paparazzis, créateurs de l’agence de photos Sphinx, sont les auteurs de scoops comme la photo de Richard Attias et Cécilia – à l’époque encore Cécilia Sarkozy – dans les rues de New York, en 2005.

Bruno Mouron et Pascal Rostain par Nathalie Heinich« ils mettent en pratique ce que je théorise. »

Nathalie Heinich par Bruno Mouron et Pascal Rostain« elle théorise ce que nous pratiquons. »