« Chinatown » : requiem pour Hollywood

« Chinatown » : requiem pour Hollywood

« Tu aimes bien fouiner, mon petit chaton. Tu sais ce qu’arrive aux types qui ont le nez trop long, hein, non, tu devines pas ? Ils perdent leurs pifs ! » La scène où Roman Polanski ouvre la narine de Jack Nicholson d’un coup de cran d’arrêt est une des plus célèbres de Chinatown, polar vénéneux sur fond d’inceste et de guerre de l’eau, classique du cinéma des années 1970 signé Polanski. Aujourd’hui, Sam Wasson, historien du 7e art et auteur de livres définitifs comme Fosse, consacré au chorégraphe Bob Fosse, ou 5e Avenue, 5 heures du matin, sur le tournage de Diamants sur canapé, explore la genèse de Chinatown dans le magnifique The Big Goodbye. Chinatown et les dernières années de Hollywood.« Chinatown » : requiem pour Hollywood « Chinatown » : requiem pour Hollywood

À partir d’un minutieux travail de documentation et d’interviews exclusives des principaux protagonistes, dont Polanski, le producteur Robert Evans ou des conjoints des créateurs (et malgré les refus de Nicholson, du scénariste Robert Towne ou de Faye Dunaway, qui souhaitait se faire rémunérer), Sam Wasson décrit le tournage comme si vous y étiez. Ainsi, pour la scène de la mutilation, on apprend que Polanski, qui a vu des centaines de figurants, s’est gardé avec délectation le rôle du gangster-chirurgien. Spécialiste des effets spéciaux, Logan Frazee bricole une lame articulée, avec un tube fixé au couteau qui doit balancer une giclée de sang sur le nez de Nicholson. Malgré les essais, impossible de dire si le mécanisme va fonctionner correctement, sans emporter la narine de l’acteur. « Espèce de sale Polak, grogne Nicholson. T’as intérêt à faire attention à ce que tu fais, bordel. » Polanski se marre, balance sa réplique et l’effet fonctionne à merveille : la prise est dans la boîte. Pourtant, Polanski – insatisfait ou sadique – fera pas moins de… 14 prises !

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Révolutionner Hollywood

The Big Goodbye se concentre principalement sur quatre personnalités hors du commun, quatre colosses aux pieds d’argile : Jack Nicholson, Roman Polanski, Robert Evans et Robert Towne. Ils sont persuadés qu’ils vont réaliser un chef-d’œuvre, dans cette période bénie où des artistes chevelus sont en train de révolutionner Hollywood, un moment unique, libre, quand l’industrie du 7e art fait enfin confiance à de jeunes créateurs, et où l’amitié et la qualité l’emportent sur la rentabilité.

Robert Towne est le plus énigmatique des quatre. Pote de Nicholson, il a écrit pour son ami Vas-y, fonce et La Dernière Corvée, mais sa spécialité, c’est « script doctor » et il a déjà rafistolé les scénarios de Bonnie & Clyde, John McCabe ou À cause d’un assassinat… Il rêve de lumière, d’argent, d’un polar situé dans les années 1930, et va noircir des milliers de feuillets de notes, de dialogues, de plans, pour aboutir à un scénario « bordélique » de 340 pages, avec 40 « fuck », qui ne parle pas de Chinatown, et que personne ne comprend vraiment. « Chinatown est un état d’esprit », affirme-t-il laconiquement, tandis qu’il souffre le martyre en tentant de structurer son script qu’il veut réaliser lui-même.

Avec Nicholson dans sa manche, il parvient à accrocher le jeune producteur Robert Evans qui va mettre en chantier des œuvres comme Rosemary’s Baby, Conversation secrète, Love Story, Serpico, Marathon Man ou Le Parrain, dont il trouvera le premier montage trop court, exigeant de Francis Ford Coppola qu’il rétablisse toutes les chutes pour le rallonger d’une heure. Evans a du flair, du goût, travaille avec un staff réduit et il laisse toute liberté aux artistes.

« Chinatown » : requiem pour Hollywood

En 1973, Jack Nicholson est l’acteur hot du moment. Après des années de galère, des films d’horreur et de motards, il enquille les films importants, avec les meilleurs réalisateurs du moment : Easy Rider, Cinq Pièces faciles, Ce plaisir que l’on dit charnel, The King of Marvin Gardens, Profession : reporter… Cool et glamour dans ses costumes années 1930, il sera de tous les plans de Chinatown, qui va lui permettre de faire travailler ses amis et qui doit lui apporter la consécration.

Après le triomphe de Rosemary’s Baby, Roman Polanski entame quant à lui une véritable descente aux enfers, dévasté par l’assassinat de sa femme Sharon Tate et de ses amis au 10050 Cielo Drive, par la secte Manson. Après les échecs de Macbeth et de Quoi ?, ce fan de polars US et de Raymond Chandler réécrit en partie leu script de Chinatown, bien décidé à montrer « la violence telle qu’elle est » et à signer son grand œuvre, épaulé par les meilleurs techniciens de Hollywood.

Crêpage de cheveux et bastons

Commencé en septembre 1973, le tournage est bien sûr riche en conflits, coups de gueule, coups de génie. Si Polanski est au sommet de son talent créatif, il est également exigeant, dictatorial et il semble parfois étrangement absent, « le regard perdu au loin », revivant par flash-back sa tragédie. Il va affronter la capricieuse Faye Dunaway, qui refuse d’adresser la parole aux assistants et qui va même demander sa tête à Evans, après que Polanski lui a arraché une mèche de cheveux rebelle.

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Il s’entendra beaucoup mieux avec Nicholson, gentil bouddha qui ambiance le plateau et qui ne pense qu’à la réussite du projet. Sauf quand l’acteur, fan de basket, refuse de quitter sa caravane (que le traducteur s’évertue à appeler « roulotte ») pour regarder un match des Boston Celtics. Polanski se rue alors dans la caravane et pulvérise le mobilier et la télé de Nicholson, qui, fou de rage, quitte le tournage en caleçon…

Sans oublier le mal de dos chronique qui cloue Evans au lit, les crises hémorroïdaires de Nicholson, les bijoux en location, les histoires de drogue, le renvoi du vétéran Stanley Cortez, directeur de la photo de La Nuit du chasseur, au profit de John A. Alonzo, la musique composée en 48 heures par Jerry Goldsmith ou encore l’apport considérable au scénario de l’énigmatique Edward Taylor, professeur de sociologie et de statistiques à l’Université de Californie-du-Sud (USC), grand oublié de l’histoire, que Towne ne créditera jamais au générique d’un de ses films, malgré leur collaboration au long cours, et qu’il ne remerciera même pas lors de son discours aux Oscars…

Once upon a iime in… Chinatown

Historien remarquable, Sam Wasson écrit comme un romancier, fait swinguer la langue et balance des uppercuts comme : « Sharon Tate ressemblait à la Californie. » D’ailleurs, certains épisodes, tellement documentés, précis, semblent le fruit de son imagination et, entre roman et enquête, il n’hésite pas à décrire les états d’esprit, les affres de ses protagonistes, ou à verser dans la psychologie quand il évoque à plusieurs reprises l’enfance tragique de Polanski dans le ghetto de Varsovie pour expliquer ses zones d’ombre. Comme certains passages de Once Upon a Time in… Hollywood, de Quentin Tarantino, le livre exhale un incroyable parfum de mélancolie, donnant à voir, sentir, humer, les vestiges d’un monde, d’un âge d’or définitivement perdu.

En effet, en plus d’être un splendide making-of, The Big Goodbye raconte, sur un air de requiem, la fin d’une époque glorieuse du cinéma américain, enterrée par les blockbusters parmi lesquels Les Dents de la mer, réalisé par un certain Steven Spielberg. Le cinéma bascule alors dans l’industrie de masse, les rois du marketing remplacent les artistes, George Lucas fait fortune avec le merchandising, les films se réduisent à des pitchs (les high concepts de Don Simpson), des films ouvertement commerciaux (à l’époque, les films catastrophes, aujourd’hui les films de super-héros), avec la recherche du profit facile, rapide, et des formules à base de suites, de remakes, de spin-off…

Chant du cygne

Nos quatre héros ne s’en remettront pas. Après son oscar pour le scénario de Chinatown (ce sera l’unique statuette dorée pour le film, Le Parrain 2e partie étant le grand gagnant de la soirée), Robert Towne, empêtré dans ses problèmes de cocaïne, continuera dans l’ombre son travail de script doctor, le plus souvent sur des films mineurs (depuis 20 ans, il a écrit un unique film et deux épisodes d’une série).

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En 1977, après le viol de Samantha Geimer, alors âgée de 13 ans, Roman Polanski fuit les États-Unis. Définitivement. Viré de la Paramount, Robert Evans tombe pour trafic de cocaïne en 1980, et en 1983, il se retrouve sur la liste des suspects du meurtre d’un investisseur du film Cotton Club, Roy Radin. Responsable des dettes du film, il perdra sa fortune, estimée à 11 millions de dollars, ainsi qu’une bonne partie de sa réputation, avant de mourir en 2019. Quant à Nicholson, qui a mis un terme à sa carrière en 2010, il tournera bien sûr Vol au-dessus d’un nid de coucou ou Shining, mais le cachet de ses films deviendra sa principale motivation et « More» son mot préféré.

Très grand livre sur l’envers du décor de l’usine à rêve, The Big Goodbye raconte l’histoire d’une utopie : celle d’une industrie cinématographique capable de faire fortune en produisant une œuvre d’art. Ben Affleck, qui a pris une option sur le livre de Wasson et qui prévoit d’en faire un film, pourra-t-il en faire de même ?

The Big Goodbye. Chinatown et les dernières années d’Hollywood, de Sam Wasson, Éditions Carlotta Films (21,99€)