Attilio Codognato

Attilio Codognato
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Sa joaillerie, fondée en 1866, est un des monuments de Venise. Après avoir appris le métier auprès de son père et de son grand-père, le maître orfèvre a renforcé le rayonnement de la maison familiale et séduit une clientèle prestigieuse. Il est aussi un collectionneur d'art éclairé.

Vous avez fait vos études à Milan, ville où vous êtes né. Puis à l'âge de 19 ans, dans les années 1950, vous décidez d'aller vous installer à Venise.

Oui, et je suis bijoutier depuis.

En quoi consiste le travail de bijoutier ?

La joaillerie est un art du vol, dans la mesure où l'essentiel est de s'inspirer de ce qui nous entoure afin de le transformer.

Tous les bijoutiers ont une spécialité. À quoi ressemblait la bijouterie familiale Codognato quand vous êtes arrivé à l'âge de 19 ans ?

Les objets anciens, la tradition ont toujours servi d'influence, et c'est encore vrai de nos jours. Nous sommes guidés par l'idée d'un travail bien fait, avec amour, et en restant réceptif à la ville de Venise, qui est notre principale source d'inspiration. Une pièce qui marchait bien au début, c'était le moretto, une figurine de Maure que mon grand-père avait copiée sur un tableau ancien.

Vous ne pouvez plus le fabriquer, car ce n'est pas politiquement correct ?

En effet. À la place, je me suis mis à fabriquer des têtes de morts, et elles ont obtenu un succès mondial.

D'où avez-vous tiré cette idée ?

Du Caravage : le XVIe siècle marquait la fin d'une ère, et lui et les tenants de son école se sont mis à faire figurer dans leurs tableaux des crânes en guise de symboles de résurrection, en opposition à la mort.

Donc les gens ont envie d'avoir un bijou en forme de crâne ? C'est un peu bizarre...

Il faudrait leur poser la question. C'est bizarre, peut-être, mais incroyablement populaire. Il y a encore une demande très forte. C'est un motif classique, désormais, que ce soit pour une bague, une broche ou une autre pièce.

Dès vos débuts, vous vous êtes imposé comme le bijoutier de Venise : votre boutique est une étape obligée, une légende.

J'aimerais vous raconter une anecdote. Il y a bien des années, je ne comprenais pas pourquoi tant de clients venaient avec une demande précise : une broche avec cinq émeraudes. En fait, Ernest Hemingway m'a mentionné dans Au-delà du fleuve et sous les arbres, et tout le monde voulait un souvenir.

Vous avez aussi créé un célèbre bracelet serpent. Vous le fabriquez toujours ?

Oui. Il est fabriqué à Venise, avec une tête en pierres précieuses.

Le choix des pierres est crucial. Comment avez-vous appris ?

Attilio Codognato

Au départ, surtout à Londres, à Hatton Garden (un quartier réputé pour ses joailleries et le négoce de diamants, ndlr), et aussi auprès d'autres bijoutiers.

Le marché des pierres précieuses a-t-il changé ?

Les plus belles pierres sont plus coûteuses que jamais, tandis que le cours des pierres médiocres a baissé. Je m'efforce d'éviter d'utiliser des pierres de piètre qualité.

On dit que le rubis est l'une des pierres les plus précieuses. Est-ce vrai ?

Oui et non. Un très beau saphir peut supplanter un rubis moyen. Trois pierres se disputent le titre de pierre la plus précieuse : l'émeraude, le rubis et le saphir.

Quelle est la pierre précieuse par excellence ?

Le rubis.

Pas le diamant ?

Si, dans ses multiples incarnations, et parce qu'il se présente sous plusieurs formes, entre les tailles anciennes et modernes.

Quel est le diamant le plus précieux du monde ?

Il n'existe pas. On peut toujours en trouver un plus beau.

Comment travaillez-vous au quotidien ? Comment concevez-vous vos pièces, en dessinant ou en expliquant ?

J'ai avec moi des gens qui ont une maîtrise du dessin hors pair. Je préfère m'expliquer. Chaque personne a une tâche spécifique : sertissage, émaillage, toutes ces procédures sont confidentielles. Ce sont mes secrets.

Vous êtes un des rares bijoutiers à être resté indépendant, tandis que d'autres, comme Cartier ou Bvlgari, sont maintenant des géants du luxe.

Oui, c'est comme ça que je me défends. Ils parlent une autre langue. C'est différent, mais tout aussi intéressant. Ils ont aussi des clients aristocratiques, de tout premier plan. Le monde qui se cache derrière ce commerce est amusant.

Vos bijoux, eux, sont des pièces uniques ?

Oui, ils portent ma signature et je ne réalise que des pièces uniques. C'est avec ma casquette d'artisan solitaire que je travaille le mieux.

Venise a dû beaucoup changer au fil des années ?

Elle a changé pour tout le monde. Il est devenu difficile ne serait-ce que d'imaginer que c'est dans cette ville que s'organisaient des fêtes somptueuses sur le Grand Canal dans les années 50.

Est-ce que vous êtes suivi par des familles de clients de génération en génération, des enfants d'anciens clients ?

Très peu.

Y a-t-il encore des jeunes qui aiment les bijoux ?

Non, il y en a moins. Mais le monde d'aujourd'hui est intéressant, car ceux qui viennent sont plus sélectifs, plus curieux.

Vous vous êtes aussi toujours beaucoup intéressé à l'art.

Un jour, après la guerre à Milan, je jouais au foot devant un magasin. J'ai cassé la vitrine avec le ballon, et dedans, il y avait un magnifique Giorgio De Chirico. Le collectionneur était Vittorio Emanuele Barbaroux. Il m'a entraîné à l'intérieur en me tirant par l'oreille, et m'a forcé à regarder toute sa collection. C'est peut-être là qu'est né mon amour de l'art.

Quelles ont été les premières oeuvres que vous avez achetées ?

Des toiles de Roy Lichtenstein et Andy Warhol. Je suis devenu ami avec Warhol. Il a fait un formidable portrait de moi.

Warhol aimait-il aussi les bijoux ?

Oui, il les collectionnait. Il collectionnait tout, mais en particulier les bijoux. Il n'est venu à Venise que quelques fois. Un jour, j'ai organisé une fête en son honneur, avec cent invités chez moi. Nous étions tous assis quand, tout d'un coup, il y a eu un tremblement de terre. Warhol est tombé sur le dos. Mais il était content de ce séjour à Venise, si bien qu'ensuite nous nous sommes souvent revus à New York. Je m'entendais extrêmement bien avec lui. Il ne parlait pas beaucoup, mais il communiquait abondamment quand il était d'humeur.

Vous avez collectionné beaucoup d'oeuvres de Warhol.

Oui, au fil des années. Ainsi que de Robert Rauschenberg, Bruce Nauman et Cy Twombly. Et je suis un inconditionnel de Marcel Duchamp.

Comment l'avez-vous découvert ?

Quand j'habitais à Milan, il y avait une galerie possédée par feu Arturo Schwarz, un homme irremplaçable. Il m'a fait découvrir Duchamp et m'a beaucoup influencé.

Vous êtes à la tête d'une importante collection de Duchamp, n'est-ce pas ?

Importante, je ne sais pas. Toutes ses oeuvres les plus importantes se trouvent au musée de Philadelphie. J'ai acheté quelques-unes des pièces qui circulaient encore dans les années 60 et 70. Je ne pense pas qu'il reste des oeuvres de lui en vente. En plus de Duchamp, Schwartz m'a fait acheter du Francis Picabia, du Salvador Dali, les surréalistes.

Dali aimait les bijoux ?

Oui, et il en dessinait aussi. J'ai publié un livre intitulé Antologia Grafica del Surrealismo, en 1975, et on y avait omis Dali. C'était un acteur essentiel de ce mouvement, et il n'aurait pas dû être écarté d'une anthologie du surréalisme, alors il m'a demandé de venir le rencontrer à l'hôtel Meurice, à Paris, et de lui apporter 30 000 dollars, moyennant quoi il me donnerait quelque chose pour faire mon travail. Au bout d'un mois, j'y suis allé muni de la somme, et je lui ai demandé ce qu'il avait pour moi. Une montre, a-t-il dit, et comme j'étais bijoutier, orfèvre, sa « contribution » serait comme un joyau pour moi. Je lui ai fabriqué un bijou magnifique qui a ensuite été perdu. Un bijou surréaliste, superbe, avec des chevaux. Un objet flamboyant, étrange.

Après Duchamp, vous avez collectionné les surréalistes et le pop art. Et ensuite ?

Maurizio Cattelan. J'aime aussi beaucoup Giulio Paolini. L'intérêt n'est pas de connaître les artistes, dont la personnalité tranche parfois complètement avec leur travail. C'est plus intéressant de posséder l'oeuvre.

Dans votre vie, il y a le monde de l'art, avec votre collection, et votre travail de bijoutier. Ces deux aspects demeurent-ils séparés ?

Il y a un lien, je trouve ça plus stimulant de regarder les deux ensemble.

Que pensez-vous de la joaillerie contemporaine ?

Je ne l'aime pas trop. C'est paradoxal, peut-être. La joaillerie contemporaine est faite de matériaux et de désirs nouveaux, plus seulement d'or. Il y a beaucoup plus de clients, et il faut faire la course pour les satisfaire.

De nos jours, peut-être que les gens portent moins de bijoux. Ils en possèdent, mais ne les mettent pas. Vous pensez que ça relève davantage de l'investissement que dans le passé ?

Les bijoux anciens sont des investissements. Quand ils sont authentiques, ils sont porteurs d'une histoire incroyable. Et ça me plaît.

Vous avez déjà vendu des pièces à des musées ?

Oui, mais je ne peux pas dire lesquelles.

Vous aimez travailler avec eux ?

Oui, énormément. Ce serait mon rêve : ne travailler qu'avec des musées.

Sans quoi les bijoux vont disparaître ?

Oui, comme tout le reste.

Comme Venise ?

Venise fait le commerce de sa propre mort.

Traduction de l'anglais Héloïse Esquié

Alain Elkann

Traduction de l'anglais Héloïse Esquié