Françoise Gilot, indomptable peintre, mère des enfants de Picasso

Françoise Gilot, indomptable peintre, mère des enfants de Picasso

Commencer par la fin, cette journée du 1er août 1954, qui dit tout le panache de l'artiste Françoise Gilot, la « femme fleur » de Picasso. Dans les arènes de Vallauris, dans le sud de la France où le couple s'est installé huit ans plus tôt, altière sur son cheval, cheveux nattés sous son chapeau andalou, chemisier immaculé, taille sanglée par un large ceinturon, la cavalière émérite a choisi d'ouvrir la corrida. Celle qui a partagé la vie de Picasso pendant plus de dix ans, la mère de ses enfants, Claude et Paloma, a alors 32 ans, et tient en main les rênes de son destin. Comme elle l'a toujours fait. Et, alors que Picasso pense encore pouvoir reconquérir celle qui dix mois plus tôt quittait leur maison de Vallauris pour Paris avec ses enfants, Françoise Gilot, ce jour-là, orchestre un dernier tour de piste, adieux triomphants et publics au peintre. Une journée qui résume cette femme libre et frondeuse qui vient de fêter ses 100 ans aux États-Unis où elle vit depuis les années 1970, et qui, au-delà de sa peinture exposée par les musées américains les plus prestigieux, s'est aussi inscrite dans l'histoire comme la seule des femmes de Picasso à avoir quitté le maître. De fait, elle a beau l'avoir aimé et admiré follement, elle s'est lassée de son caractère autocrate, dictateur et étouffant, de cette cour autour de lui qui finit par interdire toute intimité, de ses incartades alors qu'il continue à lui assurer son amour le plus profond. Pas dupe de ce scénario que le peintre réitère à chaque nouvelle conquête et qu'elle évoque ainsi dans le documentaire passionnant (1) qui lui est consacré. « Acte 1, vous étiez une déesse ; acte 2, ça commençait déjà à tourner un peu moins rond ; acte 3, vous deveniez un monstre et il faisait tout ce qu'il fallait pour vous faire sortir de là. » Puis elle ajoutait au passage : « N'oubliez pas que j'étais la septième femme de Barbe-Bleue et que les autres étaient déjà toutes pendues dans l'antichambre. » Olga, Marie-Thérèse, Dora Maar, et bientôt après elle Jacqueline Roque, toutes, basculant dans la folie, ou se donnant la mort. Alors oui, elle savait qu'elle ne reviendrait pas en arrière, que sa vie était désormais ailleurs. « Elle est sortie de sa vie avec cérémonie comme elle y était entrée dix ans auparavant », raconte Annie Maïllis, auteure d'un long entretien vérité avec la peintre (2). La rencontre avec Pablo a eu lieu un soir de 1943. Picasso a 61 ans, et Françoise Gilot, tout juste 21. Ce soir-là, elle dîne au Catalan avec sa meilleure amie, Geneviève, peintre comme elle, et l'acteur Alain Cuny. Picasso entouré d'un groupe d'amis, dont Dora Maar, avec laquelle l'histoire prend des allures de corrida sanglante, a vite fait de rejoindre le comédien pour s'enquérir de sa jolie compagnie. Il propose aux deux jeunes femmes de passer le voir à son atelier de la rue des Grands-Augustins, un matin. Le moment où l'Espagnol reçoit amis et connaissances venus découvrir ses dernières toiles. Elle s'y rendra, une fois, deux fois, puis d'autres, fascinée par le peintre, admiratrice aussi du fait que l'auteur de « Guernica », un symbole de résistance contre le fascisme, ait choisi de rester à Paris plutôt que de s'exiler aux États-Unis. Lui est déjà tombé amoureux de cette jeune femme de bonne famille déterminée, de cette cavalière chevronnée – il a si peur des chevaux –, de sa beauté distante et de son visage aux pommettes saillantes éclairé de ses yeux vert d'eau. Quelques mois après leur rencontre, Picasso la convie à venir le voir un après-midi. Elle s'habille ce jour-là d'une robe de velours noir assez décolletée, avec un col de dentelle blanche. « Mon attitude signifiait : je suis au courant, vous ne me séduisez pas, c'est moi qui ai décidé de venir aujourd'hui comme cela ; oui, en effet, je suis d'accord, voilà ! » Elle ajoute : « Il a été un peu estomaqué parce qu'il pensait séduire une jeune fille avec un peu du mensonge que cela comporte. » Mais, pour Françoise Gilot, la vie se joue les yeux ouverts, sans duperie. Ce jour-là, elle sait aussi qu'elle choisit Picasso contre l'avis de ses parents, de sa grand-mère adorée, qu'elle coupe les liens avec ses proches.

« Avec mes enfants, Picasso a été ignoble »

« Sa vie s'est structurée sur des ruptures, explique son amie Annie Maïllis. Quand on essaie de lui assigner une position qui ne lui convient pas, elle n'hésite pas à rompre. Elle ne le fait pas par esprit d'opposition, mais parce qu'elle sait ce qu'elle veut. » Ainsi, quand elle s'oriente vers la peinture contre l'avis de son père qui la veut avocate, la rupture sera sans retour, mais elle se tient à sa décision. Plus tard, quand Nicolas de Staël – qu'elle a rejoint dans le groupe des Réalités nouvelles – lui reproche de trop fréquenter Picasso et de continuer ses dessins figuratifs, elle tournera les talons.

Françoise Gilot, indomptable peintre, mère des enfants de Picasso

Pas de doute, Françoise Gilot trace sa route comme elle l'entend. Sa fille, Paloma Ruiz-Picasso, témoigne de cette mère, féministe avant l'heure : « Lorsque, à peine adolescente, j'assistais à l'émergence des mouvements de Women's Liberation, je ne comprenais pas ce qu'elles voulaient, puisque c'était déjà comme ça à la maison ! Ma mère m'a toujours montré qu'en tant que femme on pouvait faire exactement ce que l'on voulait, et que l'on n'avait pas à s'autocensurer. Elle a été un modèle pour moi et elle l'est encore », poursuit la créatrice de bijoux pour Tiffany & Co. Et elle ajoute « jusqu'à mon adolescence d'ailleurs, elle a toujours prétendu qu'elle ne savait pas cuisiner, c'était sa manière de gagner du temps pour sa peinture. Mais peindre plus, c'était aussi pouvoir gagner de l'argent et ainsi assumer la vie qu'elle avait choisie ».

Sa détermination, cette enfant unique d'une famille bourgeoise la tire de son enfance, et de ce père ingénieur agronome qui voulait un fils et éduquera sa fille à la dure, transformant sa nature peureuse en caractère trempé, sous-tendu par une exigence de fer. Sa force, Françoise Gilot la puise aussi et surtout dans la peinture. « Son projet de vie, ce n'était pas Picasso, c'était la peinture », confirme Annie Maïllis. Au château de Grimaldi, à Antibes, puis à La Galloise, sa maison sur les hauteurs de Vallauris, Pablo et Françoise sont à l'œuvre, chacun dans son atelier. Françoise enchante la création de Picasso, elle est la figure démultipliée de son œuvre « La Guerre et la Paix », imaginée pour la chapelle de Vallauris, la naïade dansante de « La Joie de vivre »… « Pour lui, elle incarne la période du renouveau et des lendemains qui chantent », continue Annie Maïllis. Ses toiles à elle révèlent une réalité moins mélodieuse, et en disent long sur ses états d'âme : « Adam forçant Ève à manger la pomme », des autoportraits au visage à moitié effondré quand Picasso la somme de choisir entre son amie de cœur, Geneviève, et lui, des portraits du peintre aussi dont les traits ne cessent de se durcir. Elle refuse le rôle de muse. « Elle a très vite compris qu'elle pouvait tomber du côté de l'image, explique Élisa Farran, la directrice du musée Estrine, qui expose ses toiles de la période française (3). Aussi, pour ne pas se laisser enfermer qu'en tant que femme de Picasso, elle lui répond en peinture. Chaque fois qu'il la représente, elle fait de même ou réalise un portrait d'elle, pour ne pas se laisser voler son identité. » Dans le sud de la France, la vie se déroule selon un rituel dicté par le maître. Le matin, Françoise s'emploie à remonter le moral de Picasso au plus bas et qui se demande : « Pourquoi vivre une autre journée alors que sa vie est atroce, et qu'il n'a que des ennuis ? » Puis, quand la mauvaise humeur est dissipée, c'est le temps de la plage avec les enfants, de la peinture. Un quotidien ponctué par les corridas qui seront bientôt les seuls moments heureux du couple, et par le passage permanent des amis. Les habitués s'appellent Paul Éluard, Jean Cocteau, Tristan Tzara, Louis Aragon, Robert Capa, Michel et Louise Leiris, Pierre Daix et Hélène Parmelin, militants communistes. Françoise Gilot commente ainsi : « Les uns avaient peur de lui, les autres avaient quelque chose à lui demander. Personne ne lui disait non, ne s'opposait à lui. » Elle, elle le fait du haut de sa vingtaine, sans sourciller. Si bien que le peintre l'appelle « la femme qui dit non ». « J'ai lutté pour garder ma propre intégrité et ma propre identité. Si vous vous mettiez dans la position féminine classique, c'est-à-dire d'être subjuguée, séduite, là vous passiez à la moulinette ! Vous entriez personne, et vous ressortiez saucisse ! Et, à ce moment-là, vous ne l'auriez plus du tout intéressé », dit-elle dans le documentaire.

« Elle a toujours prétendu qu'elle ne savait pas cuisiner : sa manière de gagner du temps »

Après leur rupture, pendant que le Minotaure a retrouvé d'autres bras à Vallauris avec Jacqueline Roque qui veillera bientôt sur lui comme une louve, Françoise, à Paris, renoue avec ses amis, rencontre le peintre Luc Simon et l'épouse. Picasso sort alors les griffes et pose un ultimatum à la galerie Louise Leiris avec laquelle Françoise a signé un contrat six ans plus tôt. Le message est clair : soit ils éjectent Françoise, soit c'est lui qui quitte la galerie. L'affront est pire encore quand naît sa fille Aurélia, en octobre 1956. Picasso l'avait avertie d'un lapidaire « on ne quitte pas Picasso ». Pendant ce temps, à une époque où les enfants n'avaient aucun droit sur l'héritage, Françoise a entamé une procédure pour obtenir le nom de Picasso pour ses enfants. À 12 et 10 ans, Claude et Paloma Gilot se nomment désormais Picasso. « Cette décision de l'époque a fait avancer la législation », souligne Annie Maïllis. Dans les années 1960, Françoise se rend régulièrement à New York, le nouveau centre de la peinture et la ville où résident ses collectionneurs. Elle y publie, en 1964, « Vivre avec Picasso » (4), où elle décortique le génie artistique du peintre espagnol, son énergie volcanique, son énergie ludique, mais aussi sa face sombre. Un crime de lèse-majesté. « À partir ce moment-là, Picasso a lâché les chiens », explique Annie Maïllis. Il lance une action en justice contre l'éditeur français – il la perdra –, et dans « Les Lettres françaises », le journal dirigé par Aragon, une pétition de quatre-vingts personnalités invite à interdire l'ouvrage. Parmi eux, le galeriste de Picasso, les intellectuels du Parti communiste et ceux qui, hier encore, étaient les amis de Françoise. La colère de Picasso n'épargne pas ses enfants, Claude en particulier, qu'il juge responsable de ne pas avoir empêché sa mère de publier l'ouvrage. La sanction est sévère : il ne les verra plus. « Avec mes enfants, il a été ignoble, lâche-t-elle sans concession, dans le documentaire. Ça m'a aidée à quitter la France. » Et à s'installer définitivement aux États-Unis en ce début des années 1970. Elle y rencontre l'éminent biologiste Jonas Salk, pionnier de la vaccination contre la poliomyélite, bientôt son mari, et se consacre à ses abstractions colorées. Il y a deux ans, Françoise Gilot les exposait dans sa galerie new-yorkaise, acclamée par le monde de l'art, sa silhouette frêle mais droite, le regard limpide, toujours tourné vers la peinture.